• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 115

    Transfuge

      Fin 1990, chez Grasset Devant la machine à café, on parle de J.H., auteur qui monte.

             — J’ai lu son premier manuscrit quand je bossais au Fleuve Noir, fanfaronnai-je. Le choc ! Son texte m’a tellement plu que, lorsqu’on s’est revus, je lui ai sauté au cou.

             Tout le monde rigole puis retourne à ses occupations, sauf un jeune stagiaire, resté en retrait.

             — J’ai écrit un roman, me dit-il en rougissant. Mais je n’ai jamais osé le montrer à personne. Vous ne voudriez pas y jeter un coup d’œil ? 

             Sans attendre ma réponse, il me tend une pile de feuillets.

               Ne vaudrait-il pas mieux vous adresser à vos collègues ? suggérai-je. Ce sont des professionnels de l’édition, ils seront plus à même que moi de vous aiguiller...

             — Je préfèrerais d’abord avoir votre opinion, rétorque le stagiaire.

             Et, avec un sourire craquant, il ajoute :

             — J’espère que, moi aussi, vous me sauterez au cou !

              De retour à la maison, je me plonge dans le manuscrit qui, au bout de quelques pages, me tombe des mains. L’histoire est incompréhensible, prétentieuse, truffée de fautes d’orthographe et d’erreurs de syntaxe. Un vrai pensum !

             Me voilà bien embêtée. Comment dire au pauvre gars que sa prose est à chier ? Et qui suis-je, moi, pour m’autoriser un pareil jugement ? Assassiner Mozart, c’est pas vraiment mon truc...

             Mais bon, s’il tente de faire publier cette merde, il va en prendre plein la tronche. N’est-ce pas mon rôle d’aînée de lui éviter ça ?

              Après moult tergiversations, je choisis la méthode la plus lâche – celle qu’utilisent les éditeurs, et contre laquelle je me suis élevée tant de fois. Je lui envoie une lettre expliquant, en substance, « qu’en dépit de ses indéniables qualités littéraires, son roman a besoin d’un sérieux retravail ». Et de peur qu’il me demande des éclaircissements, je ne remets plus les pieds chez Grasset pendant six mois. 

           Ainsi passe-t-on, sans le vouloir, dans le camp adverse. 

    « GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 114Un grand merci à Castor Tillon... »

  • Commentaires

    1
    Mercredi 11 Avril 2012 à 08:45
    benoît barvin
    Pour ma part, dans "Rivages" (devenu ensuite Rivajeu), j'ai édité - à mes frais - des auteurs dont j'ignorais s'ils avaient ou non un avenir. L'un d'eux, notamment, écrivait avec son épouse des textes, certes intéressants par le sujet, mais "carambouillaques" par la construction... J'ai toujours évité de répondre aux questions qu'il me posait sur ce qu'il m'envoyait et que j'étais heureux de publier, pour remplir mes pages... Plus tard, ce cher E. S, est devenu un très intéressant écrivain pour les jeunes et m'a, bien entendu, dépassé de tout son talent... Par forfanterie, je me dis que c'est grâce à ces parutions, oh combien amatrices, qu'il est devenu un excellent professionnel, of course...
    2
    Mercredi 11 Avril 2012 à 10:49
    melaka
    Je suis confrontée régulièrement au même type de situations ; tu imagines, quand de jeunes auteurs/bbloggeurs, passant par moi parce que sans doute que je suis moins impressionnante que mon père, proposent des boulot pour le Psiko, et que je dois les leur refuser, en répondant au passage à cette question fatale : "pourquoi ?"... Le pire, c'est quand je pousse des gens à proposer quelque chose parce que leur travail me plaît, mais qu'il ne plaît pas au rédac chef !...
    3
    Mercredi 11 Avril 2012 à 18:25
    Castor tillon
    Quand j'étais ado, j'ai écrit des petites nouvelles, à caractère fantastique surtout. Je ne les ai montrées à personne, et des années plus tard, je les ai relues. Et j'ai tout foutu à la benne : ça ne valait rien. Les idées étaient bonnes, mais c'était du style "je m'écoute écrire". Tant que notre écriture n'a pas atteint une certaine maturité, et qu'on n'est pas suffisamment lucide pour s'en rendre compte, les professionnels ne peuvent rien pour nous.
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    4
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:47
    Odomar
    J'ai fini par refuser systématiquement de lire des manuscrits, je réponds que je ne lis que des livres imprimés (si c'est un roman) ou que j'attends de voir le film (si c'est un scénario) car je ne veux entrer en contact qu'avec des oeuvres définitives. En gros, c'est efficace. Comme je n'ai aucune reponsabilité dans l'édition, c'est un luxe que je peux me permettre.
    5
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:47
    gudule
    @ Benoît : en gros, tu avais eu du flair malgré toi... On aimerait rencontrer plus souvent de tels éditeurs, même amateurs !
    @ Mélaka : En BD, ce genre de truc arrive tout le temps. Je pense qu'il est très difficile d'avoir un regard objectif sur son propre travail. Mais en même temps, servir de tremplin à un débutant est une belle vocation !
    @ Odomar : c'est sa sagesse. Et il ne t'arrive jamais de craquer ?
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:47
    gudule
    Ah, ça, relire nos "œuvres de jeunesse", c'est mortel ! Un truc à rentrer sous terre, sans blague !
    7
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:47
    Odomar
    Il y a toujours des exceptions à la règle ! Mais j'essaie de les limiter au maximum...
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:47
    gudule
    Exact. Il peut arriver qu'on se surprenne nous-mêmes. Mais c'est plutôt rare, non ?
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