• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 11

    Dans compassion, il y a passion. Et surtout con. 

       Des nouveaux s’étaient installés au Thier-à-Liège, dans la maison de la vieille madame Vanasbroeck, récemment décédée. Il s’agissait de M. Biloul, maçon de son état, et de sa fille, Monique.

             Rien qu’eux deux ? Rien qu’eux deux, et pour cause : M. Biloul était veuf de fraîche date, et Monique orpheline.

             Une orpheline parmi nous, vous imaginez ça ? Ce statut la rendait foutrement intéressante, reléguant au second plan mon enviable position d’habitante de la capitale.

             Dès son arrivée, tout le monde entoura Monique, lui fit des ronds de jambes et rivalisa de gentillesses à son égard. Louis, qui habitait en face de chez elle, l’autorisa a caresser son chien Kiki — honneur insigne qu’il n’accordait qu’au compte-goutte.  Jacques et Ginette, ses voisins directs, l’invitèrent à venir visiter leur poulailler, Josiane lui prêta sa poupée favorite ; bref, il n’y en avait plus que pour elle.

             Et moi, alors ?

             Du pipi de chat.

             J’en conçus, je l’avoue, une grande amertume.

             Or, par l’un de ces paradoxes dont la vie est friande, Monique me préférait aux autres. Au foot, à cache-cache ou à gendarme-et-voleur, elle voulait toujours faire équipe avec moi, et si ce n’était pas le cas, trichait en ma faveur. Nous devîmes donc, cet été-là, les meilleures amies du monde — au grand désappointement du reste de la bande, il va sans dire.

             Mais, bien que flattée par cet engouement dont j’étais l’objet, je ne pouvais me défendre d’une certaine frustration. J’enviais, en fait, son aura d’orpheline dont elle usait et abusait à tout propos. Tantine nous donnait-elle deux parts de tarte, pour le goûter ? Elle avait droit à la plus grosse, pauvre petite. Nous disputions-nous un jouet ? C’était à moi de céder, n’est-ce pas — pauvre petite. Allions-nous faire des courses ? On lui confiait, à elle, le porte-monnaie — pauvre petite. Nous déguisions-nous en princesse-et-prince-charmant ? Elle s’octroyait d’office le rôle de la princesse et je devais me contenter d’être son faire-valoir.

             Une telle situation ne pouvait pas durer. Je décidai d’y remédier par un mensonge plus gros que  moi.

             — Je vais te confier un secret, lui annonçai-je un beau matin, avec des mines de conspiratrice. Mais tu dois me jurer de ne le répéter à personne.

             Elle jura, et se piqua même le doigt avec une épine pour sceller ce serment dans le sang.

             Après l’avoir bien faite marner — suspense oblige ! —, je finis par lui confier dans le creux de l’oreille :

             — Moi aussi, j’ai perdu ma mère.

             Elle ouvrit des yeux ronds.

             — Mais... je l’ai vue dimanche dernier, à la messe. Même qu’elle m’a embrassée !

             — Ce n’était pas ma mère, c’était ma belle-mère.

             — Pourtant, tu l’as appelée « maman », je t’ai entendue.

             — Mon père tient absolument à ce qu’on ait l’air d’une vraie famille, alors on fait semblant, tu comprends ? Mais en réalité, elle ne m’aime pas du tout. C’est pour ça que Tantine me recueille pendant les vacances...

             Prise à mon propre jeu, j’avais les larmes aux yeux. Monique aussi, bien sûr. Elle me sauta au cou, m’embrassa, me consola, me cajola et, pour la première fois, je nous sentis égales. J’en éprouvai une jubilation intense.

             Durant quelques temps, la complicité du malheur nous unit comme les doigts de la main. Puis Monique oublia son serment, et un jour où ma tante, qui était très dévote, nous incitait à la piété, elle déclara étourdiment :

             — Avec Gudule, on prie souvent pour nos chères mamans disparues, hein, Gudule !

             Tantine exigea des explications que ma copine s’empressa de lui donner. Elle y prit même, me sembla-t-il, un malin plaisir. J’en conclus qu’elle n’avait jamais réellement cru à mes aveux, et sautait sur l’occasion de me confondre. Il va sans dire que la découverte du pot-aux-roses sonna le glas de notre amitié. Quant à Tantine, après m’avoir passé le savon que l’on devine, elle téléphona à mes parents. Monique, pour sa part, se chargea de propager l’histoire dans le voisinage, de sorte qu’en un temps record, je devins aux yeux de tous « celle qui avait tué sa mère pour se faire remarquer ». Cette aura d’infamie me poursuivit longtemps, et il m’arrive encore d’en rêver aujourd’hui. 

    « GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 10GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 12 »

  • Commentaires

    1
    Jeudi 29 Décembre 2011 à 12:36
    Castor tillon
    Notre vie de mômes est pleine de petits mensonges comme celui-là, et ce qui est extraordinaire, c'est que, bien qu'on soit adulte depuis des lustres, la honte reste toujours vivace. Ce n'est pas que l'apanage des filles, d'ailleurs, je parle pour moi aussi.
    Et pour certains de mes potes, hé hé .
    2
    Jeudi 29 Décembre 2011 à 12:56
    Castor tillon
    ... ajouta-t-il fielleusement^^
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    3
    Vendredi 30 Décembre 2011 à 16:20
    Amanda Hinault
    Ouille ouille ouille tu fais remonter des souvenirs pénibles :s
    Je n'en ai plus le détail mais la douleur de la gifle après ce gros mensonge est restée bien présente.

    Le pire pour toi c'est que Monique a du encore plus être mise sur une piédestal pour t'avoir dénoncée !
    4
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    Gudule
    —Homme ou femme ne sont que des prénoms, répondit-elle dans un souffle. Gaffeur est notre nom de famille.
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :