• grands moments de solitude 104 (tome2)

                                                                       Les visiteurs du soir

     

             En 1971, le magasin Conforama du boulevard Barbès inaugura, à grand renfort de pub, son buffet campagnard nocturne. C’est-à dire que cinq jours sur sept, il restait ouvert jusqu’ à vingt-deux heures, avec restauration gratuite sur place. Une grande table dressée au rez-de-chaussée mettait à la disposition des visiteurs tardifs du pain, des charcuteries, du fromage, des  boissons ; il suffisait de pousser la porte vitrée et de se servir. J’ignore si cette initiative, ma foi fort sympathique, eut un véritable impact sur les ventes, mais elle nous rendit un fier service. Arrivés en France depuis peu, nous tirions, comme on dit, le diable par la queue. Cette invitation tombait donc à pic, d’autant que nos mômes mangeaient comme quatre, et en avaient ras le fion des nouilles premier prix au concentré de tomate. Sans le moindre scrupule — puisque la voix des ondes nous y invitait avec insistance— nous prîmes donc pension dans cette bonne auberge.

             Chaque soir, à l’ouverture, nous déboulions tous les quatre, affamés. Fallait voir les loupiots se ruer sur les agapes pour entasser, entre deux tranches de pain généreusement beurré, pâté, rillettes, jambon et saucisson, puis ouvrir un bec trois fois grand comme eux pour y enfourner l’énorme sandwich. C’était un art dans lequel ils excellaient et un spectacle dont nous ne nous lassions guère…

             Quand notre nichée était rassasiée, c’était à notre tour de « faire le plein », — mais de rêve, cette fois.  Laissant  Fred et Olive courir dans les travées, nous allions, main dans la main  choisir  nos futurs meubles. Rayon haut de gamme, bien entendu. Tant qu’à fantasmer autant que ça en vaille la peine ! Affalés dans de luxueux canapés design, nous jouions  à « être chez nous », et cela nous rendait heureux.

             Hélas les meilleures choses ont une fin. Car ce jeu qui nous plaisait tant, nos gamins voulurent y participer,  et nous n’eûmes pas le cœur à les en empêcher.  Puisqu’en quelque sorte nous étions « chez nous », un soir, armés de leurs casse-croûte, ils vinrent se blottir entre  papa et maman pour un p’tit chahut familial grandeur nature. Résultat :  des fous-rires, des chatouilles, des bisous, des roulé-boulé dans les coussins… et un salon de cuir émeraude à 30.000 frs salement maculé de gras.

             L’arrivée d’un vendeur escorté d’un vigile  mit fin à ces débordements, et, constat des dégâts à l’appui, nous nous fîmes éjecter manu militari.

             Nous fûmes désormais interdits de séjour dans le palais des délices et  condamnés aux nouilles à la tomate jusqu’à perpète.

            

     

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 24 Septembre 2014 à 00:21

    Pendant que la famille Gudule (fauteurs de troubles notoires de cette malheureuse décennie) écumait les Boufforama, la famille Castor se tapait la cloche à (nan, pas à Castorama) "la bâfrerie" à Pigalle, un resto où on s'empiffrait à volonté pour le prix d'un paquet de nouilles.

    2
    Mercredi 24 Septembre 2014 à 00:38

    tu aurais pu me briefer, quand même ! Egoïste !

    3
    Vendredi 6 Février 2015 à 17:38

    Hé, hé, des canapés indigestes donc ;)

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