• grands moments de solitude 103 (tome 2)

                                    La ronde des marionnettes (fabliau en quatre actes)

     

             Du plus loin que je me souvienne, les marionnettes m’ont toujours fascinée. Cette passion date, je crois, du film Lili, avec Leslie Caron et Mel Ferrer, que Marraine m’avait emmenée voir à sept ans. Par la suite, je découvris avec ravissement le théâtre de Toone et sa taverne médiévale, Petite rue des Bouchers, à Bruxelles. Dès que je pouvais m’échapper de chez mes parents, je courais me réfugier dans cet antre magique, aux murs couverts d’une armada carnavalesque sortie tout droit des toiles de James Ensor* ou des meilleures pages de Michel de Ghelderode*. On pouvait, pour quelques centimes, y boire un bock de Gueuze (ce qui ne me tentait guère) ou y manger des tartines de fromage blanc assaisonné de radis et d’échalotes. En y repensant, j’ai encore sur la langue le goût frais de la macaye* et dans le cœur l’émerveillement  de ces tête-à-tête avec les grandes poupées de bois qu’animait à loisir mon imagination.

     

             Le deuxième acte se passe au Liban, où il était de bon ton, dans les familles friquées, de louer les services d’un amuseur public, pour animer fêtes et anniversaires.  L’un de ces animateurs se nommait René T. et avait travaillé pour la TV française (le Nounours de « Bonne nuit, les petits, c’était lui ).

             Ce jour-là, flanquée de ma marmaille, Frédéric, quatre ans, et Olivier, deux ans et demi, je débarque à l’improviste chez  mon frère aîné qui a deux filles du même âge. Comme il est au bureau, sa femme vient ouvrir et, en m’apercevant, fait la grimace.

             — Je ne peux pas te recevoir, j’ai du monde, s‘écrie-t-elle.

             En effet ; et si je ne m’abuse, ce « monde » s’amuse beaucoup. Par la fente de la porte me parviennent des rires enfantins, ainsi qu’une voix pointue au parler rigolo.

             Frédéric, attiré par cette voix comme par un aimant,  se glisse à l’intérieur avec un cri de joie :

             — Maïonneeeettes !

             — Non, non, non, il n’y a pas place pour toi, proteste sa tante en le rattrapant par la capuche.  Tu reviendras demain jouer avec tes cousines.

             ­Ni une, ni deux, elle me le fourre dans les bras où il se débat comme un beau diable.

             — Tu ne veux pas qu’il assiste au spectacle ? m’étonnai-je.

             Et elle, tout à trac :

             — Non mais tu as vu comme il est fagoté ? Pas question que j’impose ça à  mes invités. Ce sont des notables, tu sais. Il y a même les neveux du président Hélou.

             Que faire, sinon embarquer ma progéniture et tourner dignement les talons ?

             Nous sommes allés manger des glaces sur la Corniche, ce qui a séché les larmes de Frédéric et fait gazouiller son petit frère. N’empêche que cette éviction, je ne l’ai pas oubliée. Nous en avons souvent reparlé, par la suite. Est-ce en compensation que Frédéric, une fois adulte, m’a offert tant de marionnettes (pour Noël, mon anniversaire, ses retours de voyage, de brocante, etc) ? Je me suis souvent posé la question — à défaut de la lui poser, à lui. Toujours est-il que, comme la taverne de jadis, les murs de ma maison servent de présentoir à tout un petit peuple de bois et de chiffon cher à mon cœur.

             Une semaine plus tard, René T. auquel je narrais notre  mésaventure, nous offrit gracieusement une représentation qui ravit mes enfants. Il en profita pour me proposer de m’apprendre le métier, et même de m’engager comme assistante, ce que je refusai, par manque de temps. Mais je lui écrivis une vingtaine de sketchs qui firent les beaux jours de la hight society libanaise des sixties.

     

             Le quatrième acte se déroule dans le Tarn où j’ai découvert récemment qu’un de mes amis belges, aujourd’hui à la retraite, était l’ancien marionnettiste de Toone. La coïncidence m’a charmée.

     

     

             Quant à la belle-sœur vireuse d’enfants, ma rancune, sans doute, la poursuivra jusqu’à la mort.

     

     

             * Peintre du XIXème siècle, spécialisé dans les représentations de masques et de carnaval

             * Ecrivain fantastique

             * Macaye : fromage blanc (en wallon)

     

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 24 Septembre 2014 à 00:05

    On ne mélange pas les torchons et les torchés.

    2
    Mercredi 24 Septembre 2014 à 00:40

    les torchons et les tordues, tu veux dire ?

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    3
    Vendredi 6 Février 2015 à 17:35

    Ah ben sympa la belle deuch !

    Y'a pas que dans tes années étudiantes que les sœurs t'ont fait des crasses dis donc :)

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