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grand moment de solitude152 (tome2)
Trop mignon
Quand je suis rentrée aux arts-déco, à dix-sept ans et des poussières, je dessinais des profils féminins dans les marges de mes cahiers. Et comme si ça ne suffisait pas, j’y adjoignais quelques poulbots encasquettés jusqu’aux oreilles, et des bébé animaux aux grands yeux tristes (qu’on appelle aujourd’hui des « kawaïs », si je ne m’abuse ; un mot aussi niais que la chose qu’il désigne). Par bonheur, les mangas n’existant pas encore, le Japon n’exportait que des estampes, ce qui limitait les dégâts.
Je tombai sur une prof réellement formidable, dont le premier soin fut de déchirer mes consternantes ébauches — ainsi que celles de mes condisciples, tout aussi peu douées que moi.
— Je vous préviens, nous dit-elle, je ne supporte pas ce qui est « mignon ». Que vos dessins soient laids, affreux, criards, brouillons, déjantés, je m’en tape, l’important c’est qu’ils aient de la personnalité. Lâchez-vous, exprimez-vous, éclatez-vous, vomissez sur vos toiles si nécessaire, mais ne cédez jamais à l’attrait du gnangnan !
Sous sa houlette, je fis des pas de géant. Finie, la facilité, terminés, la complaisance, les petits crobars chiadés, les chouminous, les choupinets et les visages d’enfants aux sourires à fossettes. Mme Deligne (c’était son nom) veillait. Je crois avoir donné le meilleur de moi-même durant les quelques mois — neuf, très exactement — pendant lesquels elle m’extirpa des tripes les formes, les couleurs et les faces grimaçantes qui y étaient tapies. Puis elle disparut de la circulation ; congé maternité.
Je ne la revis qu’une fois, quand elle vint nous présenter son petit garçon.
— Oh ! Comme il est mignon ! s’écria la classe d’une seule voix.
Mme Deligne eut une drôle d’expression. Je ne suis pas certaine qu’elle ait apprécié le compliment.
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Commentaires
Il aurait fallu des vrais compliments, comme :
- Putain, qu'il est moche !
ou :
- Madame, je peux donner une banane à votre petit singe ?