• grand moment de solitude 40 (tome 2)

                                                           Crème brulée

     

        En 1996, La vie à reculons obtient simultanément le grand prix de Rennes, de Vannes et de Redon. Je suis donc invitée dans ces trois villes de Bretagne, à des dates différentes, pour y recevoir ma récompense. Or, si cette cérémonie se déroule sans encombre à Rennes et à Redon, il n’en est pas de même pour Vannes, où je m’illustre par une bourde retentissante.

        La bibliothécaire municipale, que je connais déjà pour l’avoir rencontrée sur un salon du livre, vient m’accueillir à la gare.

        — La remise du prix n’a lieu qu’à quatorze heures, m’annonce-t-elle. Nous aurons tout le temps de déjeuner avant. Je vais vous emmener dans un petit resto dont vous me direz des nouvelles.

        L’endroit est plaisant, en effet, et la carte alléchante — bien qu’au-dessus de mes moyens. Me voyant hésiter, mon accompagnatrice précise :

        — Évidemment, vous êtes notre invitée !

        Soulagée, je passe ma commande sans regarder les prix. Plats copieux, bon vin, excellents fromages, et pour finir, une crème brûlée à se rouler par terre. C’est elle, je crois, la goutte qui fait déborder le vase — car j’ai le foie sensible et suis peu habituée à bâfrer de la sorte. À peine sortie du restaurant, je commence à me sentir mal. Sueurs froides, vertiges, nausées, voile noir devant les yeux...

        Bien que je lutte de toutes mes forces contre le malaise (on a sa dignité, tout de même !), arrivée devant l’hôtel de ville, mes jambes ne me portent plus. Au grand dam de la dame, je m’effondre sur les marches en avouant dans un souffle : « Ça ne va pas très bien ». Affolement général. On m’entoure, on m’apporte un verre d’eau, on m’évente ; rien n’y fait. Pendant ce temps-là, un flot incessant de collégiens, profs de français en tête, défilent à mes côtés. Et je les entends chuchoter : « C’est l’écrivain, tu crois ? » « Qu’est-ce qu’elle a ? » « Elle est évanouie ? »

        Un long moment passe. La salle est archi-comble ; le maire s’impatiente. Les organisateurs, de plus en plus fébriles, font la navette entre la bibliothécaire, qui se lamente près de moi, et les instances officielles. Par ma faute, le bel hommage rendu à la littérature, qu’ils préparent activement depuis des mois, est en passe de tourner court...

        Pétrie de culpabilité, je parviens enfin à me lever et, en titubant, pénètre dans la salle sous les applaudissements. Le maire qui, pour tromper l’attente, remerciait au micro les différents sponsors de l’événement — Conseil général, Préfecture, Rectorat du Morbihan, Banque Populaire, etc — s’interrompt et me présente un fauteuil où je m’affale. J’écoute la suite dans un demi-coma, incapable de réagir, alors qu’on attend de moi un petit discours de circonstance (que, par ailleurs, j’ai préparé).

        ­— Notre lauréate est terrassée par l’émotion, remarque le maire, histoire d’alléger l’atmosphère.

        — Par le pinard, oui ! lance une voix dans l’assistance.

        Les rires qui ont suivi, même si je vis centenaire, je ne les oublierai pas.

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  • Commentaires

    1
    PERO Marielle
    Samedi 23 Mai 2015 à 20:30

    Toutes nos condoléances à sa famille et à ses proches.

    Marielle PERO et Claude CABOT

     

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