• FOLLE D'AMOUR

    Chapitre 50

    Retour à la case départ. Charlie, par amour, sacrifie sa carrière. Nora ronronne. Les feuilles mortes se ramassent à la pelle. Les souvenirs et les regrets aussi. Forcément.

     

             Le chant de la scie monte dans l'air glacial, puis Charlie regagne ses foyers, brandissant une énorme bûche.

             — Avec ça, on a de quoi tenir toute la journée !

             Il la place dans l'âtre, tisonne dessous, souffle à s'en décrocher les poumons. Quelques flammèches lèchent l'écorce, se retirent, reviennent à l'assaut.

             — Tu veux du pot-au-feu ? propose Nora, la louche à la main.

             Ce n'est pas de refus. Charlie s'assied devant la cheminée, l'assiette sur les genoux. La balade lui a ouvert l'appétit. Nora sourit, attendrie, en le regardant croquer les légumes — ces carottes, ces poireaux qu'elle a plantés, binés, arrosés avec amour, puis cueillis, découpés, cuits, assaisonnés. Est-il plaisir plus grand que d'être l'artisan du bien-être de ceux qu'on aime ? Forte de cette certitude, Nora s'agenouille. S'en prend à la braguette qui résiste (mais si peu). Tend ses lèvres rouges, si rouges. Outre celles du boire et du manger, Charlie va lui devoir d'autres réjouissances, et non des moindres. L'artisane — que dis-je ? l'artiste ! —  se surpasse !

            

                                                                              *

     

             Les gens heureux n'ont pas d'histoire. Est-il  nécessaire de décrire l'hiver qui peu à peu s'installe, avec son cortège de joyeusetés domestiques ? Les interminables soirées au coin du feu, les gestes quotidiens que ne ternit pas l'ombre d'un désaccord, les petits spectacles dont foisonne la période des Fêtes et que Charlie assume haut la main, partout où on le sollicite ? L'intermède Boris n'a en rien modifié le radieux train-train des jours — en apparence, du moins. Et si, quelquefois, un regret passager assombrit le regard du clown, ce n'est, au grand jamais, en présence de sa femme.

             Noël aux tisons, blottis l'un contre l'autre. Puis la nouvelle année, le moucheti des flocons. Nora sort le traineau fabrication maison, ces jeux-là lui rendent ses dix ans. Elle galope, clip-clop, dans les champs transformés en banquise. Charlie lui glisse de la neige dans le cou, elle se jette sur lui, le renverse, ils roulent sur le sol, se battent, saoulés d'air pur et d'une bonne santé agressive. Après, les joues en feu, les doigts gourds, les orteils tenaillés par l'onglée, ils rentrent dans leurs foyers boire du thé bouillant et croquer des amandes.

             — Tu m'as fait un bleu, accuse Nora, se massant l'épaule.

             Il y pose un bisou furtif puis, vite, vite, rejoint sa tour d'ivoire sous prétexte d'un nouveau sketch à mettre au point. Et comme elle propose de l'accompagner :

             — J'ai besoin d'être seul, répond-il gentiment. Question de concentration, tu comprends ? Mais, promis, je t'avertis dès que le bébé est là !

             Qu'à cela ne tienne, Nora va préparer de la tarte pour le dîner : faut manger les reinettes avant qu'elles ne pourrissent. En fredonnant, elle descend au cellier chercher les fruits frippés, puis s'attaque à la pâte.

             « Marrant, quand même, cette habitude qu'il a prise de s'isoler là-haut, pense-t-elle, tout en mélangeant beurre et farine. Dans le temps, ma présence ne le dérangeait pas pour créer. Au contraire, il la recherchait. Je l'inspirais, qu'il disait. Mais on évolue. De quoi seront faits nos lendemains ? »  

             Et, l'angoisse existencielle étant incompatibles avec la pâtisserie, elle rate sa tarte. Ainsi va la vie.

                                                                                                                                        (A suivre)

     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 29 Mars 2013 à 07:40
    Benoît Barvin
    Belle tranche de vie... Subtilement écrite, avec une lente montée - au final - d'une angoisse qu'on pressent bientôt rédhibitoire (j'aime bien ce mot)... Et si vous vous arrêtiez là, Chère Soeur? Comme ça, on n'aurait pas de drames, de déchirements, de... Mais suis-je sot: vous êtes écrivaine et vous tracez votre sillon malgré les embruns... Tailleuse de, hem, mots et "ho hisse et ho", droit vers la tragédie! L'écriture, un sacerdoce laïc, que je vous dis!
    2
    Vendredi 29 Mars 2013 à 07:42
    Tororo
    Ah! voilà un épisode comme je les aime (sauf pour la tarte ratée, ça c'est un peu dommage).
    3
    Vendredi 29 Mars 2013 à 08:32
    Benoît Barvin
    Il n'y a pas que lui qui apprécie, chapeau - ou casquette, c'est selon - Oh Sainte trois fois Sainte Soeur Gudule!!!
    4
    Vendredi 29 Mars 2013 à 13:32
    cécile
    un épisode gourmand ! Avec juste ce qu'il faut de sel et de piment...
    Les gens heureux n'ont pas d'histoire ? Et celle enfouie dans les souvenirs anciens ? Et celle à venir quand le ciel sera plus lourd ? Les gens heureux sont comme l'amour : jamais sûrs de rien ! ;)
    5
    Vendredi 29 Mars 2013 à 22:40
    Castor tillon
    Mééé ! Le Castor est hétéro, et n'apprécie pas ce qui est raidi.
    Ceci érigé, je trouve moi aussi cet épisode ravissant. Ce calme avant la tempête me fait ronronner.
    Rrrrooon rrooon rrrrrron.
    6
    Vendredi 29 Mars 2013 à 22:46
    Castor tillon
    Je ne ronfle pas quand je lis tes livres, m'enfin.
    7
    Vendredi 29 Mars 2013 à 22:57
    Castor tillon
    Je dors, mais je ne ronfle pas.
    8
    Vendredi 29 Mars 2013 à 22:58
    Castor tillon
    C'est pas vrai, c'est pas vrai c'est pas vrai !
    Nan, pas le coup de batte sur la fontanelle !
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    9
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    gudule
    Oh, messieurs, vous me ravissez. Ce matin, je relisais le chapitre du jour, et je me disais : "Foutre !" (je suis assez triviale, en mon for intérieur) : je me disais donc "Foutre ! Mes pauvres lecteurs vont en avoir marre de ces digression continuelles. Ils veulent de l'action, Gudule, de l'action !" Bref, je me faisais de sanglants reproches. Et vous arrivez tous deux, tels de zorros littéraires, pour m'annoncer que non, cet épisode n'est pas redhibitoire et que oui, vous l'aimez. Alleluia, louez soyez-vous pour les siècles des siècles amen.
    PS : raidi bitoire, mon chez Benoît. Castor va apprécier !
    10
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    gudule
    Ah, c'est que vous cachez bien votre jeu, mon très cher frère. Sans être pratiquant (ou à de rares occasions), vous n'êtes pas insensible aux jeux de langue (si je puis me permettre)
    11
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    gudule
    Un bien joli commentaire, Cécile ! Et qui présume assez lucidement de la suite de l'histoire. Merci !
    12
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    gudule
    Tttt, ces commentaires tournent au grand n'importe quoi ! Et d'abord, première chose : tu ronronnes ou tu ronfles ? Passque faut pas confondre !
    13
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    gudule
    Oh, ça, c'est gentil !
    14
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    gudule
    Je ne répondrai pas à cette insoutenable provocation.
    15
    Pata l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:36
    Pata															l
    Bon, cinquantième, j'arrête ! Je les laisse dans cette quiétude factice... Même si je suppute (ben oui, il fait chaud !) qu'il va s'en passer de belles, quand Nora découvrira la création de son cher et tendre ! Parce que le Boris est toujours là, omniprésent mais invisible... Mais, bon, j'arrête j'ai dit !
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