• CONTES À VOMIR DEBOUT 9

    Nouvelles technologies

                — Et si on achetait un appartement ? proposa André, au petit déjeuner.

                J'acceptai sans hésiter. Sûrement le syndrôme du nid qui saisit tous les couples à la belle saison. On était au printemps, ceci explique cela.

                Le premier studio que nous visitâmes fut le bon. Nous donnâmes notre accord, l'agence empocha une confortable commission, le notaire dix pour cent du prix d’achat et la société de crédit des intérêts à taux usuraire. Mais nous étions chez nous, ô jouissance suprême.

                Dès la première nuit, cependant, quelque chose clocha. J'étais couchée à côté d'André endormi et je fixais le plafond. Soudain, je sursautai. Était-ce un jeu d'ombres ? Un illusion d'optique engendrée par l'obscurité ? Il me semblait... Mais oui ! Le plafond respirait, à raison d'une pulsion par seconde environ.

             « Tu as trop picolé, ma pauvre fille », me morigénai-je en fermant les yeux. 

                Cependant, au réveil, le phénomène se reproduisit. Il s’accentua même, si bien que quand je mis le pied à terre...

             — André ! hurlai-je, paniquée.

                Le sol s'enfonçait sous mon poids.

             — Andréééé ! On s'est fait avoir, l'appartement est mou !

                La porte de la salle de bains s'ouvrit et André apparut, le rasoir à la main.

             — Évidemment, banane ! Au prix où on l'a payé, tu t’attendais à quoi ? Un construction traditionnelle ?

             Je hurlai. Ma jambe entière venait de s'enfoncer dans le parquet. Et ça suintait, en plus. Une sorte de jus verdâtre remontait du trou.

             — Normal, commenta André. C’est un immeuble organique !

             — Un quoi ? 

                — Tu ne regardes jamais la télé ? Les logements bas de gamme, on ne les bâtis plus, figure-toi. On les fait se reproduire, et....

                Une violente secousse lui coupa la parole. 

             — Tout doux, mon pépère ! souffla-t-il en tapotant  

    le mur.

             — Qu’est-ce qui te prend ?

             — J’essaie de le calmer, tiens. L’agence m’avait prévenu : au printemps, ils sont tous en rut. C’est le seul inconvénient de ce genre de construction.

             Comme pour lui donner raison, une seconde secousse, encore plus forte, nous projeta à l'autre bout de la pièce. J'évitai de justesse l'armoire normande de tante Ida, qui arrivait en sens inverse, ainsi que le lustre de cristal made in Taïwan, offert par ma mère pour Noël. Quelques instants plus tard, notre immeuble s'abattait sur l'HLM d'en face dans un grand fracas de vitres brisées. Puis ce furent de spasmodiques va-et-vient qui nous propulsèrent d'un mur à l'autre — dont, heureusement, la texture spongieuse amortit les chocs. Et quand tout fut fini :

             — Ouf, constata André. Pour nous, c’est terminé : nous habitons un mâle.

                Il s'épousseta, redressa le buffet, raccrocha le lustre et se pencha à la fenêtre. Les pompiers, arrivés en urgence, dégageaient les occupants de l'HLM, englués dans le sperme. On dénombra une dizaine de noyés.

             — Pauvres gens, m'apitoyai-je. Ces immeubles femelles, quel enfer !

             André hocha pensivement la tête.

             — Peut-être... mais le jeu en vaut la chandelle : ils sont d'un bien meilleur rapport que les mâles. Les rescapés vont se partager la progéniture. Au prix du marché, c’est un excellent placement ! 

                Un je ne sais quoi dans sa voix me mit en alerte, et depuis, mon impression s’est confirmée. Quand il regarde croître la portée, je lis du regret dans ses yeux. Mais je l’ai prévenu : s’il veut déménager pour s’installer en face, je divorce. Je n’ai jamais eu le sens des affaires ! 

     

     

    « GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 257CONTES À VOMIR DEBOUT 10 »

  • Commentaires

    1
    Jeudi 17 Janvier 2013 à 08:39
    Benoît Barvin
    Superbe réinterprétation de "L'Ecume des jours" (du moins est-ce que j'ai compris). Un des contes à vomir debout que j'aurais bien aimé écrire. Veinarde, c'est à toi qu'il s'est... heu... donné!
    2
    Vendredi 18 Janvier 2013 à 03:50
    Castor tillon
    Magnifique délire. Je l'ai relu plusieurs fois. Ça fleure bon les années underground -tout en restant un texte moderne- et Boris Vian que j'adore, merci Benoît.
    3
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Quel superbe compliment, monsieur Barvin ! J'en suis toute esbaubie !
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :