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CONTES À VOMIR DEBOUT 6
Trous noirs
Mercredi 20 février 1987, 8 heures 12, ligne Nation-porte Dauphine, station La Chapelle.
— Regarde, dit Alice à Robert, ils recouvrent toutes les affiches.
Les colleurs, en effet, s'activent. Armés de balais et de seaux de colle, ils placardent, morceau par morceau, de nouvelles pubs sur les précédentes.
Robert, encore à moitié endormi, émet un grognement avant de replonger dans sa léthargie.
À l'arrêt suivant :
— Ici aussi, ils collent la même affiche, constate Alice.
Le puzzle n'étant pas encore complet, impossible de savoir de quel produit il s’agit. L’image, à première vue, semble peu colorée. Beaucoup de noir, apparemment.
En bout de ligne :
— Tiens, ici ils ont terminé. Qu'est-ce que ça représente ?
Des trous. Immenses. Sans le moindre texte explicatif.
— Quelle super campagne ! s'exclame Alice. Il y en a partout. Les annonceurs ont dû casquer un max !
Robert, toujours dans les vapes, approuve d’un signe de tête.
Terminus. Les voyageurs descendent. De plus en plus intriguée, Alice s'approche d’une des affiches.
— Quel réalisme ! admire-t-elle. On dirait presque un vrai !
Elle effleure le panneau du doigt ; son index s’y s'enfonce.
— Mais... mais... mais... C'EST UN VRAI !
— N'importe quoi, ricane Robert.
— Vérifie toi-même !
Aussi ahurissant que cela paraisse, dans chaque station de métro, douze trous gigantesques percent les murs. Tout le réseau est perforé comme un gruyère.
— Et ça pue, en plus ! s'effare Alice.
Des remugles d'humeurs en décomposition émanent en effet des béances, d’où s’échappe également un faible clapotis. Une rumeur organique positivement immonde.
— Des trous noirs ! réalise soudain Robert. Ça, c'est un coup des Irakiens. On redoutait l'arme chimique, bactériologique, atomique, que sais-je ? et ils font bien pire : ils utilisent l'anti-matière pour réduire à néant notre civilisation.
— Je crois que je vais m'évanouir, souffle Alice, en se laissant choir sur un banc.
L’abandonnant à son malaise, Robert parcourt le quai sur toute sa longueur en hurlant :
— Au secours ! Les Irakiens attaquent !
A ce mots, un vent de panique parcourt la foule, nombreuse à cette heure de pointe. Terrorisme... attentats... bombes... peut-on distinguer dans le brouhaha.
— Les murs du métro sont piégés ! hurle Robert.
Reflux immédiat vers les sorties. Cris, grincements de dents, sanglots, bousculade. Des voyageurs trébuchent ; on les piétine. Quelques personnes basculent dans les affiches et disparaissent, englouties — ce qui décuple la psychose. Bilan de l'opération, après intervention des pompiers, du Samu et de Police-secours : cinquante morts, deux cents blessés, un bon millier de traumatisés à vie. La nation est en état de choc.
Le lendemain, comme si de rien n'était, les colleurs sont revenus. Ils ont recouvert les affiches par le second volet de la campagne. Rien que du texte, cette fois : 36 15 TROU, le minitel rose qui n'a pas peur des mots.
— Géante, cette pub ! s'est exclamé Robert en sortant de l'hôpital. Certains concepteurs frisent le génie !
Il a porté très vite une gerbe de fleurs sur la tombe d'Alice, puis est rentré chez lui et s'est connecté illico.
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Commentaires
4NadegeVendredi 29 Août 2014 à 13:395guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:396guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:397guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:39
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