• CONTES À VOMIR DEBOUT 21

     

    Éternelle rebelle

            L’autre matin, en allant faire mes courses, je croise Géraldine en costume d’infirmière.

             —Tu n’es plus au chômage ? m’étonnai-je.

             — Non, j’ai décroché un job super fun. Je suis conditionneuse dans une maternité.

             — Ah ? Et tu conditionnes quoi ?

             — Des steacks hachés, pardi. T’es pas au courant des dernières réformes ?

             Le rouge au front, j’avoue que non. Je n’ai pas la télé, je ne lis pas les journaux, et internet me sert juste à télécharger des vieux films.

             Sidérée par mon incurie, Géraldine m’invite à boire un café, car l’explication risque d’être longue.

             — Tu n’es pas sans savoir, commence-t-elle d’une voix grave, que les causes des guerres sont principalement économiques. Faut tout le temps que ça pète dans un coin de la planète pour que les grandes puissances équilibrent leur budget.

             J’opine. Jusque là, rien de nouveau.

             — L’ennui, poursuit-elle, c’est que les guerres font beaucoup de dégâts : desctruction de villes, de monuments historiques, épidémies, voire cancers ou malformations congénitales en cas d’explosions nucléaires... Sans compter l’hospitalisation des survivants, les pensions d’invalidité, les indemnités de veuvage, la prise en charge des orphelins, etc. Tous ces « dommages collatéraux » coûtent cher, ce qui diminue d’autant les bénéfices globaux. Tu me suis toujours ?

             — Oui... mais je ne vois pas où tu veux en venir.

             — Un peu de patience. Des technocrates se sont penchés sur la question qui, en gros, se résume à ceci : comment actionner la pompe à fric des conflits internationaux sans rien abîmer, rien salir, sans bousiller la logistique des pays concernés ni répandre inutilement le sang ?

             Elle me décoche un regard inquisiteur et, devant mon air perplexe, assène, triomphante : 

             — Faire ça proprement, dans des lieux conçus pour ! 

             — Euh... c’est-à-dire ?

             — En abattoirs, à la naissance.

             — Pardon ?

             — Tu vas voir, c’est hyper bien pensé. Une guerre traditionnelle tue entre quinze et vingt pour cent de la population — c’est-à-dire, grosso-modo un individu par famille. Si cet individu est prélevé à la source, on évite aux parents la perte d’un être cher, à la victime le drame de mourir en pleine jeunesse (et souvent dans d’atroces souffrances), et à la société les dépenses inhérantes à son éducation. Le décret est donc passé, il y quelques semaines : toutes les famille sont tenues de fournir à la nation, dans les plus brefs délais, une « chair à canon », comme on les surnomme. De la procréation obligatoire, en somme. Comparé au service militaire d’avant, neuf mois, c’est pas très long, et les frais de grossesse sont déductibles de l'impôt sur le revenu. Les femmes accouchent sous anesthésie dans des établissements prévus à cet effet. Le bébé est aussitôt prélevé, haché, mis sous blister, étiquetté et congelé, en prévision des affrontements futurs.

             Elle me sourit, radieuse. Sa fierté fait plaisir à voir.

             — Sacré progrès, hein ! gazouille-t-elle.

             J’avale ma salive avec difficulté.

             — Mais... je ne comprends pas où est l’intérêt. Et les fabricants d’armes, alors ?

             — Recyclés, ma vieille ! Tiens, Matra, par exemple, a converti toutes ses usines de missiles en électro-ménager de pointe. Ses moulinettes, hachoirs électriques, congélateurs géants, emballages plastique et barquettes de polystirène se vendent comme des petits pains. Le Tiers-monde, en particulier, est très demandeur. Forcément : avec leur instabilité politique chronique !

             — Tu veux dire que l’armement traditionnel...

             —... est dépassé ? Bien sûr ! Les fusils, révolvers, mitraillettes, bazookas, bombes à billes, grenades, fusées sol-sol et autres engins de destruction massive, plus personne n’en veut ! Les nostalgiques de la barbarie humaine pourront bientôt les acheter pour trois fois rien en vide-grenier. Ou aller les « admirer » dans les musées.

             Ça la ravit visiblement. C’est une humaniste, Géraldine !

             — Et les bébés, qu’est-ce qu’on en fait ?

             — Que veux-tu qu’on en fasse ? On les mange ! C’est là le véritable génie de cette réforme : non seulement elle éradique la violence, mais du même coup, elle solutionne la faim dans le monde.

             — C’est du cannibalisme !

             — Tout de suite les grands mots. Les êtres humains sont carnivores, non ? T’as des états d’âme, toi, quand tu bouffes des hamburgers, des chipolatas, des merguez ou du chorizo ?  Tu te demandes d’où provient la chair ?

             — Euh... non.

             — Alors, quelle différence ? En plus, personne ne t’empêche de devenir végétarienne, si le cœur t’en dit !

             — Et comment on sait qui a gagné la guerre et qui l’a perdue, puisqu’il y a le même nombre de morts dans chaque camp ?

             — Alors là... On entre dans le domaine de la stratégie pure. Rien n’est laissé au hasard, tu penses bien. Ce sont des commissions internationales qui déterminent laquelle des forces en présence mérite la victoire. Chacune son tour, je suppose, afin de préserver les équilibres économiques mondiaux, toujours précaires. Sous contrôle de l’ONU, l’Etat vaincu fournit une certaine quantité de viande au vainqueur, ce qui enrichit ce dernier et lui permet, entre autres, de développer son commerce extérieur. Le vaincu, en revanche, va assumer une période de  crise plus ou moins longue — mais ce désagrément est sans comparaison avec les séquelles habituelles des guerres.

             Sur ce réconfortant constat, Géradine consulte sa montre.

             — Oh bordel, déjà onze heures, faut que j’y retourne. J’ai pas envie de me faire virer. Tu comprends, ce boulot, je l’adore. Il comble mes aspirations altruistes. Je me sens enfin utile à mes semblables !

             Tandis qu’elle s’éloigne, toute légère dans le soleil, je reste songeuse, devant ma tasse vide. Comment je vais bien pouvoir lutter contre ce nouveau système, moi ? 

             En me faisant ligaturer les trompes, peut-être ?

                     

            

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 30 Janvier 2013 à 21:58
    Benoît Barvin
    La fin... La fin...
    2
    Jeudi 31 Janvier 2013 à 04:43
    Castor tillon
    Brr. ça fait peur quand même. Ces technocrottes sont capables de tout. Si jamais ils tombaient sur cet article... Je me ferais ligaturer la... Mais qu'est-ce que je raconte ?
    Tes histoires sont trop bien écrites. Depuis le coup de la mort de Kennedy, j'ai les chocottes.
    3
    Vendredi 8 Mars 2013 à 21:57
    La Zèbre
    Hé, je me souviens de cette histoire ! Je l'ai lu dans un vieux Psykopat dans le grenier.
    4
    Samedi 9 Mars 2013 à 13:25
    La Zèbre
    En fait, je n'ai pas dépassé le n°4. Mon oncle a failli me surprendre, et je n'ai pas osé en lire d'autres, vu sa description du psiko.
    5
    Nadège
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    Nadège
    J'adore :D
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Merci, Nadège !
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    7
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Mais Benoît... t'as buggé ?
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    C'est juste une histoire, hein ! C'est pas en vrai !
    9
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Exact ! J'en conclus donc que tu lisais les nouvelles parues dans Psiko. Celles d'Olivier Ka aussi, je suppose ?
    10
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Aaaah ? Tu m'intrigues, là. Comment décrivait-il ce pauvre journal ?
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