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CONTES À VOMIR DEBOUT 18
Le Malgagna
J’étais toute petite quand La java du Diable, de Charles Trénet, fit un tabac à la radio. Mes parents, qui raffolaient de cette chanson, haussaient le son à chaque fois qu’elle passait. Or, l'un des couplets, — après une description des multiples ravages du satanique pas-de-deux —, disait ceci :
Au-delà des mers, ce fut bien pire
Le mal gagna, c'est trop affreux.
En entendant ces mots, je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête : le Malgagna venait d'entrer dans ma vie. Il ne devait plus jamais en sortir.
Il commença par élire domicile au grenier. Nous habitions un vieil immeuble bruxellois, tout en hauteur. Les pièces s'y superposaient comme les cases d'une marelle. Cuisine, salon, salle à manger et chambres n'étaient, à mes yeux d’enfant, que de simples étapes vers le vaste « paradis » couronnant la maison.
Paradis que l’intrus transforma en enfer...
Je me revois, fillette aux membres grêles, aux courtes nattes brunes, gravissant les étages à cloche-pied — tremblante, terrifiée, mais irrésistiblement attirée par l'effroyable locataire du dessus. Car il m'appelait, le bougre ! Il hurlait dans ma tête ! Je résistais, je disais « non, non », je tentais de m'absorber dans mes jeux ; peine perdue. Assourdie par ses cris silencieux, je finissais toujours par céder.
Il m'attendait, tapi derrière une malle, un meuble au rebut ou un carton de joujoux hors d'usage. Quand je poussais la porte et que, le souffle court, je pénétrais dans l’ombre poussiéreuse, il se pourléchait les babines. Entre les parois de mon crâne, je sentais palpiter ce chuintement de convoitise qui me glaçait les sangs.
La panique alors me submergeait. Fuyant l’immonde rumeur, je faisais volte-face et redescendais quatre à quatre. Jusqu'à la fois suivante. Jusqu'au prochain appel m’attirant, de marche en marche, aux confins de l'horreur. Jusqu’à l’ultime expédition, peut-être...
Puis un jour, j’eus vingt ans. Bardée de diplômes, je quittai mes parents, changeai de ville, de pays. Loin de mes hantises d’enfant, je menai de front une vie de femme épanouie et une brillante carrière professionnelle. Bref, telle la petite fille de jadis, grimpant pas à pas vers le « paradis », je m’élevai dans l’échelle sociale.
Ce fut en franchissant le dernier échelon que je le retrouvai...
Devenue PDG d'une multinationale en plein essor, je présidais mon premier conseil d'administration quand une non-voix prononça mon nom. Je la reconnus immédiatement. Malgré tous mes efforts pour échapper à son emprise, le Malgagna m'avait remis le grappin dessus. Et pire encore : séduit par les hautes sphères que je venais d’atteindre, il avait élu domicile en moi.
Depuis, nous vivons ensemble. Il me possède comme aucun homme, jamais, ne m'a possédée. Il se nourrit de moi. Dans mon cerveau, gouffre sans fond, résonne à chaque instant le bruit de ses mandibules. Il ronge, grignote, dévore, mastique, se repaît de ma substance, m'ingère avec obstination. Un jour, je sais que je serai entièrement creuse, digérée de l'intérieur par ce monstre glouton. C'est une enveloppe vide qu'on mettra en terre, légère, légère comme une peau de serpent après la mue. Comme l'écorce d'une faine habitée par un ver.
Alors le Malgagna s'extirpera de moi pour prendra place à mes côtés dans le capiton du cercueil. Voisins de lit pour l'éternité, nous reposerons l'un près de l'autre, comme un vieux couple. Et là, enfin, il me montrera son visage.
Visage qui sera peut-être, tout simplement, le mien.
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Commentaires
Blague à part, c'est un très beau texte, poétique et tout.5guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:386guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:387guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:388WinolaVendredi 29 Août 2014 à 13:38
http://www.youtube.com/watch?v=qjmcE4QiBkc9guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:38
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Gna gna gna, gna gna gna,
Qui gna peur du Malgagna?
Gna gna gna, gna gna gna,
Malgagna tu m'auras pas!