• CONTES À VOMIR DEBOUT 12

    Aux goitres, citoyens !

             Le jour où l'on se rendit compte que les goitres (ces affections glandulaires hypertrophiant la gorge des malades à l'instar de celle des crapauds-buffles en rut), n'étaient, en réalité, que le réceptacle d'une perle de toute beauté : la thyroïde pétrifiée ; le jour, dis-je, où le monde prit conscience de la valeur marchande des goitreux fut le début d'une ère nouvelle.

             C'est par le plus grand des hasard que le docteur Svlengroinx, éminent chirurgien balte, en opérant un patient au dernier degré d'amplitude, découvrit le pot-aux-roses. Sentant, à la pointe de son scalpel, une sorte de caillou, il incisa afin de le dégager, et tomba sur une concrétion du nacre le plus pur. Un tonnerre d'applaudissements salua sa découverte et toute son équipe le congratula.

             La perle fut acquise pas un milliardaire pour la coquette somme de cinq cents mille dollars, dont le docteur Svlengroinx —et, par voie de conséquence, l’ensemble du corps médical —, devint l’heureux bénéficiaire. Car à dater de ce jour, la cote en bourse du goitreux prit un essor considérable. On hospitalisa les quelques milliers de spécimens vivant en Occident afin d'extraire leur précieux noyau, puis la chasse aux goitreux du tiers-monde commença. Des aventuriers sans scrupules prirent les armes, traquant les malades jusqu'au fin fond de la forêt amazonienne, au cœur des jungles africaines et dans les archipels les plus lointains du Pacifique.

                Ce fut un véritable massacre. L'opinion publique s'alarma, on décréta l'espèce en voie d'extinction. Sous l'emprise des spéculateurs, les perles atteignirent leur valeur maximale, faisant chuter les cours de l'or et du diamant. Des empire financiers s'effondrèrent, provoquant crashs, crises, chômage, guerres et autres catastrophes.

              Quand la planète entière fut à feu et à sang, il fallut prendre des mesures d'urgence. Un consensus mondial, composé en majorité de savants et de chefs d'états, se réunit afin d'instituer, au cours d'un vote mémorable, le premier centre de culture goitrière. Cette initiative valut le prix Nobel à son instigateur, un businessman d'Outre-Atlantique spécialisé dans les actions humanitaires à but lucratif. Le goitre industriel était né. Des perles — certes moins remarquables que celles des goitres sauvages, mais néanmoins d’une grande valeur — inondèrent le marché, restabilisant l'économie mise à mal par les bouleversements antérieurs. Une longue période de prospérité s'ensuivit, qui dure toujours, Dieu merci.

                C'est l'année dernière que la milice m'a emmenée dans un camp perlier. Ils ont débarqué au collège, armés de filets de piques, et m'ont capturée avec quelques copains. J’ai pleuré, j'ai appelé ma maman au secours, mais on m'a bâillonnée et jetée dans un grand camion. Aujourd'hui, mon cou atteint presque un mètre de diamètre. Mes éleveurs sont contents de moi. Je suis bien traitée, on me nourrit, on m'habille, on m'apprend même à chanter des chansons. Dans quelques mois, les chirurgiens du centre me retireront ma perle, arrivée à maturité, et m'insémineront à nouveau. Un second embryon de nacre se développera dans l'utérus de mon gésier. Il paraît qu'on peut en porter jusqu'à dix avant de mourir d'épuisement, dévoré par sa propre prolifération cellulaire, le corps s'amenuisant peu à peu au profit de l'outre laryngée. Plusieurs de mes compagnons n'ont plus ni bras ni jambes, et leurs yeux sont desséchés. Il ne reste d'eux qu'un petit tas de chair informe. C'est leur dernière portée.

                Par la fenêtre de ma cellule, je vois parfois passer des hordes de goitreux insoumis, à l'heure où le soleil se couche. Ils courent dans la campagne, leur jabot ballotant fièrement devant eux. Ce sont les évadés des camps, des inciviques, des anarchistes qui mettent la société en péril. Nos gardes ont ordre de les abattre.

                Je n'envie pas leur liberté. Si l'horizon leur appartient, moi, en revanche, je me sens utile. Je participe à la magnifique élaboration d'une civilisation de pointe. Avec humilité et allégresse, j'apporte ma pierre à l'édifice, et j’attends sereinement la mort, consciente d'accomplir mon devoir.

                Je suis une bonne citoyenne.

      

      

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 20 Janvier 2013 à 09:42
    Benoît Barvin
    Superbe texte à résonance politique évidente... Il pourrait, lui-aussi, donner un bon petit roman - ou une novella - anticipatrice... Chapeau l'artiste! (j'ai quand même un peu honte de ne pas les avoir lus, ces textes, à leur parution...)
    2
    Dimanche 20 Janvier 2013 à 18:57
    Castor tillon
    Quelle oie, ta narratrice. Elle mérite d'être gavée. Ça ne l'a pas encore outrée, mais ça va venir.
    Ces petits textes sont sacrément subversifs, dis-donc. Je crois bien que je vais te cafter à la brigade.
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    3
    Dimanche 20 Janvier 2013 à 19:39
    Castor tillon
    Ben s'il a une production de perles à la clef, ça vaut peut-être le coup, oui. Allons-y, outrons, gavons, gonflons.
    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Il est sorti dans Psikopat il y a une bonne trentaine d'années. Vous ne pouviez pas être au courant de tout ce qui paraissait, cher frère !
    5
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Tu vas encore outrer notre ami Benoît, avec tes jeux de mots hénaurmes ! Ça me fait bien marrer, ceci dit, de republier ces vieux textes. J'avais peur de rien, à l'époque. Aujourd'hui non plus, tu me diras...
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Crotte, "outrer" était déjà pris. Disons "gaver", alors. Tu vas gaver notre ami Benoît. Déjà pris aussi ? Alors, tu vas le gonfler. Ça va comme ça ?
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