• CONTES À VOMIR DEBOUT 11

    La fermette maudite

             Quand je m’installai dans cette maison isolée, au fin fond des Cévennes, j'ignorais qu'elle était hantée. Les paysans du coin m'avaient juste informée des événements tragiques qui s'y étaient déroulés. Quelques années plus tôt, l’ancien propriétaire s’était pendu dans son salon. Détail horrible : il avait les ongles arrachés, et les murs étaient lacérés comme par les griffes d'un fauve. Suicide, assassinat, magie noire ? Nul n'avait pu éclaircir le mystère, et les bruits les plus extravagants couraient sur « la fermette maudite ». Mais que m'importait ? Vu mon maigre budget, je ne pouvais trouver mieux, et la région me plaisait infiniment. J'emménageai donc sans tenir compte des racontars.

             Il ne me fallut pas longtemps pour remarquer une chose curieuse : le PQ disparaissait à une vitesse effarante. Alors qu'à Paris, un rouleau me faisait la semaine, ici, il ne durait que deux jours, parfois moins. Pourtant, le dépaysement n'avait pas affecté le bon fonctionnement de mon intestin.

             Je commençai par soupçonner le chien ou de la chatte. À tort : Phiphi et Rosalie n'entraient que rarement dans la maison, lui préférant le grand jardin ensoleillé. De plus, je fermais toujours la porte des toilettes. Comment y auraient-ils eu accès ?

               Bientôt, le phénomène prit une telle ampleur que je commençai à m'inquiéter. Quelque rôdeur mal intentionné s’introduisait-il nuitamment chez moi pour me dérober mon bien ? Afin d’en avoir le cœur net, je me mis en faction derrière la cuvette. Recroquevillée dans cette inconfortable position, je guettais mon visiteur nocturne quand, au premier coup de minuit...

                 Ce ne fut tout d'abord qu'un léger mouvement, à peine perceptible, qui alla en s'accentuant. Le dérouleur fonctionnait tout seul, sans aucune intervention humaine. Un carré de papier ouaté, puis deux, puis la moitié du rouleau s'évanouirent dans le néant.

                Avec un hurlement d'épouvante, je jaillis de ma cachette, sautai dans ma voiture et filai au village voisin — où, malgré l’heure tardive, le troquet était encore ouvert. On m'indiqua l'adresse d'un rebouteux que j’allai réveiller illico.

             Ce dernier, spécialisé dans les désenvoûtements, écouta ma petite histoire sans sourcilier et, la nuit suivante, investit mes chiottes. Il plaça des amulettes un peu partout et fit brûler des herbes bizarres tout en marmonnant des incantations. Le coeur battant, j’observais, fascinée, ces reliquats de sorcellerie ancestrale. L'esprit allait-il se manifester ?

                Eh oui.

                C'était un ectoplasme tout à fait sympathique qui ressemblait à Jean Yanne. A peine matérialisé, il s'assit sur la lunette pour tailler le bout de gras. Ainsi apprîmes-nous sa lamentable histoire.

                Armand, ex-cadre parisien, avait acheté cette fermette avec sa femme, Lulu, pour y passerune retraite bucolique. Hélas, très vite, Lulu, indécrottable citadine, s’ennuya à mourir. Des disputes éclatèrent, de plus en plus fréquentes jusqu'au sinistre matin où elle fit ses bagages, chargea le 4X4 et s’en alla. Armand resta donc seul, sans moyen de transport, dans ce trou perdu en pleine cambrousse. Mais il en fallait plus pour lui saper le moral !

                — J’m’en vais aller couler un bronze pour fêter ça, grommela-t-il.

                C'est en voulant s'essuyer qu'il constata la chose : le rouleau était vide. Pourtant, il l’avait changé le matin même. Le pantalon sur les pieds, il gagna le placard de la salle de bains ; vide également. Alors, en un éclair, il comprit l'horrible vérité : Lulu, pour se venger, sans doute, était partie en emportant toute la réserve de papier-cul.

                La gorge nouée par l'angoisse, il se rua dans le salon en quête de journaux. C'était compter sans le machiavélisme de sa femme. Il n'y en avait plus, Lulu les avait pris.

                Dans un état de panique indescriptible, le malheureux ne fit qu'un bond jusqu’au bureau. Des prospectus, des factures, des enveloppes kraft feraient l’affaire... Hélas, là non plus ne substistait pas le moindre bout papier. Bouquins, revues, carte d'identité, passeport, chéquier, billets de banque, timbres poste — voire même un simple confetti —, tout avait disparu.

                Devant l’effroyable constat, Armand sentit sa raison vaciller. Il se précipita sur les mur du salon et, avec une férocité inouïe, gratta, gratta, gratta, pour en arracher le papier peint. Peine perdue : par un souci de rusticité signé Lulu, ils étaient en pierre apparente. 

                Cette dernière épreuve acheva le pauvre homme. Les doigts en sang, il s'effondra. Quelques instants plus tard, il expirait, pendu par sa cravate aux poutres du plafond. Et comme les suicidés n’ont pas droit au repos éternel, son âme tourmentée hanta, dorénavant, le théâtre de son martyre...

     

                Quand Armand se tut, j’étais bouleversée.

               — Que puis-je faire pour vous apporter la paix ? m’enquis-je, les larmes aux yeux.

               — Acheter du Lotus parfumé à la rose, répondit sa voix d’outre-tombe. J'ai horreur du PQ bon marché !

                 

    « CONTES À VOMIR DEBOUT 10CONTES À VOMIR DEBOUT 12 »

  • Commentaires

    1
    Samedi 19 Janvier 2013 à 08:22
    Benoît Barvin
    Où peut se nicher l'humour, quand même! J'ai passé un bon moment de lecture, Oh Sainte Gudule du papier toilette...
    2
    Samedi 19 Janvier 2013 à 08:55
    Benoît Barvin
    Castor Tillon dirait "péchier de jeunesse", je suppose?
    3
    Samedi 19 Janvier 2013 à 13:44
    Castor tillon
    @ Benoît : ta supposition n'est pas dénuée de fondement, hu hu !

    @ Gudule : fort bien torchée cette histoire, brute de démoulage. Le truc qui rend fou !
    Les toilettes des colonies de vacances, quand j'étais gosse, souffraient d'une rupture de stock endémique de PQ. Ma mère m'avait conseillé d'utiliser mon gant de toilette, et de le laver après. J'étais le seul gamin au cul propre de la colo.
    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    N'oublions pas que ce sont des péchés de jeunesse !
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    5
    Nadège
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    Nadège
    Cette histoire est très jolie et très drôle :)
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Merci, Nadège
    @ Benoît : cher frère, vous êtes une mauvaise langue (et cette réflexion est, bien entendu, totalement arbitraire, vu que je n'ai pas expérimenté la langue en question !) (Gudule, tu es insupportable !)
    7
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    J'aime quand mes p'tites conneries suscitent les confidences !
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :