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                                        Karnaval

     

             Adolescente, je raffolais de la Laetare. Ce jour-là, jour de carnaval, tout Stavelot était en liesse. Ma marraine, qui vivait dans cette petite ville des Ardennes belges, m’invitait chaque année pour le fameux week-end.

             En fait, ce n’était pas tant l’ambiance festive qui me fascinait, ni les chars, ni les confettis, ni les ballons multicolores, ni la fanfare, ni les défilés folkloriques ; c’étaient les Blanc moussis, ces personnages lunaires vêtus de houppelandes blanches, encapuchonnés et masqués, qui se déployaient dans les rues, entraînant les passants dans leur ronde silencieuse. Qu’y avait-il sous l’étrange défroque de ces elfes au nez rouge ? Des visages beaux à pleurer ? des regards de braise ? D’éblouissants sourires ? Bien que je sache pertinemment qu’il s’agissait des gars du voisinage (que je connaissais depuis toujours), je me plaisais à l’imaginer…

             Bref, la perspective de la mi-carême nourrissait toute l’année mes rêveries de promeneuse solitaire.

             Cette fois-là, arrivée par le train le vendredi matin, j’avais passé ma journée à guetter par la fenêtre les premières farandoles. Or, de farandoles, point.

             — Inutile de trépigner comme ça, disait Marraine. Les Blancs moussis ne sortiront qu’à vingt heures, pour l’ouverture du bal. En attendant, occupe-toi, prends un livre, le temps passera plus vite.

             Soudain, surprise ! qu’aperçois-je, remontant du centre ville ? Une demi-douzaine de silhouettes blanches, égaillées çà et là sur le bas-côté de la route : l’avant-garde de la troupe, en avance d’une bonne heure sur l’horaire.

                       Mon sang ne fait qu’un tour 

             — Aaah ! Les voilà !

             Jaillissant de la maison, je cours à leur rencontre. Or, les Blancs moussis ont un rituel bien particulier : quand ils croisent une fille, ils imitent tous ses gestes. Les petites Stavelotaines, qui connaissent la musique, se prêtent volontiers à toutes leurs singeries. Elles en rajoutent, même. Tourbillonnant, virevoltant, rivalisant de grâce et de pirouettes, elles improvisent de véritables chorégraphies, sous les applaudissements de la population. Moi, en revanche, je reste raide comme un piquet. Trop impressionnée pour jouer le jeu, je me contente de dévorer les Blancs moussis des yeux, ce que voyant, ils me plantent là, pour solliciter d’autres partenaires, moins inhibées.

             Avec eux, c’est toute la magie du carnaval qui fout le camp. Mes jolies retrouvailles tournent court. Je me hais d’être aussi godiche. Il ne me reste plus qu’à rentrer à Bruxelles, ruminer mon humiliation jusqu’à l’année prochaine. D’ici là, aurai-je acquis un peu d’aplomb ou suis-je condamnée ad vitam æternam aux solitudes glacées de la timidité ?

     


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                             Ô ménopause, jardin d'Éden !

     

           Nous nous sommes souvent fait la réflexion, avec les copines : à chaque fois qu’on a un rencard (mais un vrai, hein ! Un qui compte ; avec le futur homme de notre vie, par exemple), nos ragnagnas débarquent à l’improviste. Juste histoire de nous foutre les boules, de nous empêcher de nous éclater — ou de nous rappeler à l’ordre, c’est selon.

             Éducation chrétienne oblige, j’ai longtemps mis ce phénomène sur le compte de la culpabilité. « Tu te punis par où tu t’apprêtes à pécher », me disais-je. Certes… mais quand on n’a aucune raison de se sentir coupable, hein ? Qu’on est libre comme l’air, sans préjugés moraux, sans croyances castratrices ? Où est la logique ? Et le mec, lui, pourquoi serait-il puni ? En quoi les états d’âme d’une parfaite inconnue le concernent-ils ?

             Lorsqu’on a un mari, des enfants, qui risquent de pâtir de la situation, on peut se mettre à soi-même des bâtons dans les roues ; il y a toujours eu des liens étroits entre l’affect des femmes et leurs hormones. Mais les célibataires ? Les divorcées ? Celles dont personne ne dépend et qui ne dépendent de personne ? Que de moments magiques ont-elles gâché de la sorte ! Et pour se prouver quoi ? Pour résoudre quel problème ? Pour assouvir quel genre de pulsion masochiste ? J’ai des souvenirs cuisants qui, lorsque j’y repense, me font monter au front le rouge de la honte. Et je me garderai bien de nommer les jeunes gens dont l’élan amoureux fut stupidement brisé par ce flux malséant qui vous change une idylle romanesque en film gore…

             Par bonheur, le temps jouait en ma faveur, et, vers quarante-cinq ans, je retrouvai enfin, l’usage de mon corps,en toute liberté.

             Certaines femmes vivent cette période comme un outrage ; moi, je décidai d’en profiter à fond (et je tins parole.)

             Ô ménopause, jardin d’Éden, je te bénis !

            


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                                          L'amant

     

             Ça a été le rêve de toute mon enfance, ça : que ma mère ait un amant. Primo, parce que ce « faux pas », comme on disait alors, m’eût libérée du joug de sa perfection — qu’elle ne cessait d’opposer à mes propres défauts, jugés par elle insupportables.

             ­— Moi, à ton âge, j’étais première de classe, me répétait-elle à tout bout de champ. Je ne répondais pas à mes parents, je savais préparer un œuf sur le plat sans casser le jaune ; je tricotais des pull-over à mes petits frères au lieu de m’amuser bêtement, je ne lisais pas de livres destinés aux adultes, je ne regardais pas les garçons, je n’essayais pas de ressembler aux vedettes de cinéma, je n’étais ni gourmande, ni curieuse, ni menteuse, ni coquette, ni paresseuse, ni tête en l’air, je ne gigotais pas sur mon prie-dieu pendant la messe, et je n’avais pas, comme toi, le vice dans la peau…

             Deuzio, parce que cette faiblesse l’aurait rendue humaine. À travers ses élans charnels, je me serais enfin reconnue en elle. Nous eussions même pu vibrer à l’unisson — voire devenir complices — , pour peu qu’elle me confiât son merveilleux secret.

             Et, enfin, troizio, parce qu’en fissurant le bloc parental — ce monolithe obscur qui m’étouffait —, la chose m’eût apporté une bouffée d’oxygène.

             Ah !, comme je l’espérais, cet amant libérateur ! Hélas, j’eus beau prier Jésus, la Vierge Marie et tous les saints du paradis, jamais il ne se manifesta. Et maman demeura irréprochable, drapée dans sa moralité comme une reine dans un manteau bordé d’hermine.

             Résultat des courses : je perdis la foi.

           


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                             Un long dimanche de fiançailles

     

             Shabazz* était fleur bleue. Un indécrottable romantique qui pleurait devant les films d’amour et se voyait déjà, couronné d’arums et de lys, passer la bague au doigt d’un chaste fiancé. Un jour, une petite annonce dans un magazine gay retient son attention : Hétéro, 45 ans, marié, père de famille, cherche partenaire mâle pour nouvelles expériences. Signé Jean-François M.

     

             Le voilà qui tombe en pâmoison, commence à gamberger, et se lance, avec l’hétéro en question, dans une longue correspondance sentimentale. Il ne pense plus qu’à ça, ne vit plus que pour ça et, un vendredi soir, finit par m’annoncer, la lèvre frémissante :

             — Demain, je m’embarque dans le train de l’amour (traduction : le TGV pour La Rochelle, lieu de résidence de son nouvel élu)

             (« élu » à plusieurs titres, d’ailleurs, puisqu’il est également maire de sa commune, vice-président du conseil régional et papa d’un futur énarque de vingt-quatre ans.)

             Toutes ces infos, bien sûr, me tournent dans la tête ; j’imagine mon Shabazz papillonnant dans un cadre à la Simenon — et si la chose m’amuse, elle m’inquiète tout autant. Sortira-t-il indemne de sa fugue provinciale, lui, le bobo du Marais ? Le film s’achèvera-t-il sur une happy end, ou l’arrivée en gare sonnera-t-elle le glas de ses douces chimères ?

                       Quarante-huit heures plus tard, sans avoir donné signe de vie, Shabazz débarque chez moi, les traits tirés. Et ce n’est qu’au bout du troisième whisky qu’il consent enfin à répondre à ma question :

             — Alors ?

             — Je l’aime.

             Ouf ! La chape de plomb qui m’oppressait depuis plusieurs jours glisse brusquement de mes épaules.

             —Ton maire ?

             Il éclate en sanglots.

             — Non, son fils.

             — Hein ?!

             C’est d’une voix hoquetante qu’il me narre, bribe par bribe, sa curieuse aventure.

             — Quand le train s’est arrêté, j’ai cherché Jean-François des yeux. Je pensais qu’il viendrait m’accueillir sur le quai, mais il n’y avait personne. Enfin, si : un jeune type un peu grassouillet­ — pas du tout mon style, tu me connais.

             — Le fameux fils ?

             — Jérôme, oui. Et tu ne devineras jamais pourquoi il était là.

             — Parce que son père n’avait pas pu venir et l’avait envoyé à sa place ?

             — Bien pire que ça : l’ordure m’avait tendu un piège.

             — L’ordure, c’est Jean-François ?

             — Et pas qu’un peu ! Figure-toi que cette espèce de notable à la noix n’a jamais eu envie de « nouvelles expériences », comme il le prétendait. Mais, ayant détecté cette tendance chez Jérôme, il a monté toute une machination afin de le dégoûter des homosexuels. Et pour lui montrer de près « une de ces lopettes parfaitement grotesques » (selon ses propres termes), il est parti à la pêche au pédé et m’a ramené dans ses filets.

             Il étouffe un soupir.

             — M’utiliser comme repoussoir, tu te rends compte, Gudule ? Non mais, tu te rends compte, franchement ?

             Si je me rends compte ! Je suis aussi indignée que lui.

             — C’est Jérôme qui t’a dit tout ça ?

             — Oui. Et aussi que son père lui a fait lire mes lettres, mais qu’au lieu de s’en moquer comme l’autre con l’espérait, il en est tombé amoureux.

             Brrr, toutes ces manigances me glacent littéralement. Jamais rien entendu d’aussi sordide, moi !

             — Méfie-toi, Alain ! Si ça se trouve, ils sont toujours de mèche pour se foutre de ta gueule. À ta place, je larguerais ce tordu, illico.

            

             Une chance qu’il ne m’ait pas écoutée ! Ça fait trois ans, maintenant qu’il vit avec Jérôme, et je ne l’avais jamais vu aussi heureux. Ils envisagent même de se marier, si la loi passe. J’espère que Jean-François M. usera de son influence pour que ce soit le cas, car, qu’il le veuille ou non, s’ils se sont rencontrés, c’est quand même grâce à lui !

            

             * (voir chapitres 108 et 109 du présent ouvrage)

     

     

     


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                                        Blague d'outre-tombe

     

             Michel avait un grand ami surnommé « le Lutin ». Écrivain, humoriste, dessinateur, poète, ce quinquagénaire solitaire, planqué dans sa Drôme natale, avait constamment le bon mot à la bouche (au clavier, plutôt, car nous communiquions essentiellement par mails). Le 31 mars au soir, une copine commune nous contacte :

             — Avez-vous des nouvelles du Lutin ? Je suis un peu inquiète : J’essaie de le joindre depuis ce matin, et il ne répond pas au téléphone. J’ai l’impression qu’il ne va pas très bien.

             Comme souvent dans ces cas-là, une chaîne de solidarité se met en place. Les amis se mobilisent, s’appellent les uns les autres. Étant à Paris, nous ne pouvons intervenir directement, mais Michel remue ciel et terre pour essayer d’en savoir plus.

             Nous venons de nous endormir quand, vers minuit, un bruit étrange nous tire du lit. Une sorte de couinement obsessionnel et cadencé qui emplit la pièce (la salle de jeux de mes petits-enfants, où nous logeons). Michel saute sur ses pieds, retourne le matelas, fouille les étagères ; impossible de trouver d’où ça vient, jusqu’à ce qu’il découvre un robot miniature style Toy story qui, à l’évidence s’est mis en marche tout seul, et quadrille le plancher d’un pas mécanique.

             — Éteins ce truc ! m’écrié-je. Il va réveiller la maison !

             Impossible : le bouton d’arrêt ne fonctionne plus. Force nous est de coincer l’objet récalcitrant sous une pile de coussins.

             La terrible nouvelle nous parvient le lendemain par SMS. Le Lutin est décédé d’une crise cardiaque, dans son sommeil. Les gendarmes, qui se sont rendus sur place, situent sa mort entre minuit et une heure du matin.

             ­« Je voudrais disparaître un premier avril » répétait-il toujours. Il y est arrivé, à quelques minutes près.

             Poète, humoriste ET exact à ses rendez-vous. Un homme parfait, en somme !

            

            


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