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                                                 Le Parmesan

     

             Cette année-là, Sylvain tournait un film dans les caves de l’Odéon, alors en pleine réfection. Tout ce qui y était entassé depuis des siècles avait été déblayé et stocké dans un coin, en attendant la benne. Ayant besoin d’accessoires pour un décor de squat, Sylvain se sert « au tas »comme on l’y a autorisé. Il pioche dans les malles de vêtements de scène hors d’usage, récupère quelques meubles bancals, de la vaisselle ébréchée, des bibelots poussiéreux bref, farfouille à qui mieux mieux dans l’amoncellement de détritus.

             En cherchant de quoi caler un pied de table, il dégote une sorte de planchette noirâtre qui, lui semble-t-il, fera l’affaire. Cependant, en l’examinant de plus près, il constate que c’est, non un simple bout de bois, mais un petit tableau en très mauvais état et couvert d’une épaisse couche de crasse. Intrigué, il le ramène à la maison où, avec mille précautions, nous entreprenons de le nettoyer, ce qui révèle peu à peu une silhouette de femme penchée sur un enfant.

             — On dirait une Vierge !

             En effet. En dépit des nombreuse déchirures qui le rendent quasiment illisible, le petit tableau représente bien une Vierge : confirmation nous en est donnée par les photos prises un instant plus tard et volontairement surexposées pour éclaircir l’image.

             — Tu crois que ça a de la valeur ?

             — Pas la moindre idée, mais derrière la toile, quelqu’un a marqué « Le Parmesan ». C’est un peintre de la Renaissance, ça, non ? Un des grands maîtres du maniérisme italien, si je ne m’abuse…

             Wikipédia n’étant pas encore passé dans les mœurs, nous ne faisons qu‘un bond jusqu’à la librairie voisine où le rayon « art » est assez conséquent. Gagné ! Il y a justement un bouquin sur la Renaissance italienne soldé à moitié prix. Les œuvres du Parmesan y sont en bonne place.

             Armés chacun d’une loupe, nous examinons minutieusement chaque reproduction dans l’espoir d’y trouver « notre » Vierge. Peine perdue ! Si les positions offrent une certaine ressemblance, si les visages ont quelques traits communs, y discerner la patte du Maître est affaire de spécialiste, et nous, on n’y connaît que dalle.

             — Je vais téléphoner à un cabinet d’expertise, décide Sylvain.

             Dès les premiers mots, la société Christie’s (qu’il a contactée en priorité) se montre intéressée.

             — Si c’est un Parmesan authentique, ils parlent de plusieurs millions de dollars, m’annonce-t-il, dans l’état d’excitation qu’on devine. Je file leur porter les photos.

             Le retour est plus mitigé.

             ­ — Les experts ne sont pas d’accord. Certains d’entre eux pensent qu’il s’agit, non d’un tableau du Maître, mais du travail d’un de ses élèves — ce qui, bien sûr, en réduit considérablement la valeur. Ils veulent voir l’original.

             C’est chose faite le jour même. D’autres experts consultés confirment la sentence — sans toutefois être formels : ce Parmesan n’en est sans doute pas un, mais ce n’est pas non plus une copie a posteriori. De l’avis général, il doit dater des alentours de 1520.

             — À combien l’estimez-vous ? s’informe Sylvain.

             — En l’état, pas plus de 5000 frs, mais une fois restauré, je dirais le double.

             — Et que coûterait cette restauration ?

             — Entre 10.000 et 15.000 frs, minimum.

             — C’est un gros investissement. A ma place, que feriez-vous ?

             — Je le garderais et j’essayerais de le retaper moi-même. C’est un joli objet…

             Bon. Bon, bon, bon, bon, bon.

             Sylvain reprend sa trouvaille et rentre à la maison, fort dépité. C’est qu’entre-temps, nous avons gambergé, nous ! Cette fortune tombée du ciel, on lui a trouvé mille utilisations, tant personnelles que familiales, amicales, ou même humanitaires.

             — C’est loupé, m’annonce-t-il en rangeant le tableau au grenier. Le type de chez Christie’s me déconseille de le vendre : il coûterait plus cher qu’il ne rapporterait. On devrait l’accrocher dans le salon, qu’en penses-tu ?

             Je fais la grimace :

             — Bof, moi, tu sais, les bondieuseries…

             Mon peu d’enthousiasme ayant coupé court à ses velléités, Sylvain n’y touchera plus. Et le Parmesan-qui-n’en-est-pas-un, après avoir bercé nos rêves et semé la panique chez les plus éminents galeristes, poursuivra sa carrière, recouvert de poussière et de toiles d’araignées, entre un vieux paravent, un mannequin sans bras, une chaise percée branlante et des cartons de bouquins.

             Jusqu’au jour où un brocanteur, rencontré dans un vide-grenier, nous débarrassera, pour une bouchée de pain, de l’innommable fatras qui encombre le grenier dont nous voulons faire une chambre d’amis.

     

             C’est vingt-cinq ans plus tard que j’apprends la nouvelle : une œuvre de jeunesse du Parmesan, d’une facture assez maladroite bien que certifiée rigoureusement authentique, vient d’être découverte chez un broc’ de province. Le musée du Louvre se porte acquéreur pour une somme pharamineuse. Sylvain n’étant plus là, j’ai les boules pour deux. Mais je me console en pensant à l’expert de chez Christie’s qui, lui, doit sûrement s’en mordre les couilles !

     


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                                               Rêve brisé

     

             Dieu, que je l’aimais, cette lampe ! Une « mandarine » en pâte de verre achetée quelques euros dans un vide-grenier. Certes, elle était bien démodée ! Au début des années quatre-vingts, ces reproductions de luminaires Art déco faisaient fureur aux Puces de Clignancourt. En avais-je rêvé, à l’époque ! Mais elles coûtaient une blinde et nous étions fauchés.

             J’installai mon acquisition dans le petit salon du bas, qui servait de chambre d’amis. Mon fils Olivier et sa femme Brigitte y logeaient pendant les vacances, quand une nuit…

             Un fracas de verre cassé en provenance de l’entresol me réveille en sursaut, suivi d’un cri aigu :

             — Attention ! Ne bouge pas, surtout !

             Puis la voix tremblante d’Olivier :

             — Mais… qu’est-ce que c’est que ce truc ? Bri, que s’est-il passé ?

             — Ne bouge pas ! Ne bouge pas !

             Je dévale l’escalier quatre à quatre pour trouver ma Brigitte tétanisée, devant son mari couché sur le matelas à même le sol, et couvert d’une pelisse de minuscules débris de verre.

             — Je… je… J’ai renversé la lampe et elle a explosé en mille morceaux, explique-t-elle. Il y en a partout. Attention où tu mets les pieds !

             ­­ — Et je fais quoi, moi ? s’effare Olivier, en tentant de se redresser.

             — Rien. Tu restes parfaitement immobile.

             Vu que le matelas, la couette, la moquette — et sa peau — ne sont plus qu’un tapis d’échardes acérées, il n’insiste pas. Au moindre geste, c’est la blessure assurée.

             Brigitte court chercher l’aspirateur afin d’éradiquer le plus gros du danger, et, tandis que je fous ce qui reste de la lampe à la poubelle, Olivier prend une douche, histoire de comptabiliser les dégâts. Par chance, à part quelques griffures sanglantes sur le torse et les bras, il est indemne.

             Ouf, on l’a échappé belle !

             C’est meurtrier, des fois, un rêve brisé.

            


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                                                Cry, baby

     

             On fait parfois d’étranges rencontres, dans les salons. En 1998, à Montreuil, je dédicaçais au stand Hachette, quand une jeune femme s’approche de moi et, sans préambule, fond en larmes. Devant mon ahurissement (et celui de mes collègues), elle déclare, d’une voix hoquetante :

             — Excusez-moi, c’est l’émotion. La Bibliothécaire m’a bouleversée au-delà de tout. C’est le livre que j’aurais rêvé d’écrire. Vous rencontrer, c’est comme rencontrer une autre moi-même idéale…

             Bien embarrassée, je l’invite à prendre un café à la buvette, histoire qu’elle se remette, mais rien à faire : elle pleure, pleure, pleure sans discontinuer. Et pendant ce temps-là, devant mon stand, la file s’allonge… Je finis quand même par m’esquiver, nantie de ces précieux renseignements : elle s’appelle Bérénice, est documentaliste dans un collège de la région parisienne, et c’est la première fois qu’elle se comporte ainsi.

             La première mais pas la dernière, car l’année suivante, rebelote. En pleine signature, elle se pointe devant moi et éclate en sanglots. Autour de nous, tout le monde ricane en se chuchotant des trucs à l’oreille. Je n’ai d’autre choix que d’emmener Bérénice à la buvette, où elle me réexplique les raisons de son émoi.

             Elle me les réexpliquera encore en 2000, où la même scène se reproduit à l’identique, puis en 2001, de sorte qu’en 2002, je prends les devants. Au risque de passer pour une frimeuse, j’explique aux quatre auteurs présents ce qui risque de se produire, et ça ne loupe pas : Bérénice déboule comme les autres années. Mais cette fois, elle a les yeux secs, et dégage même une certaine agressivité.

             —  Je suis terriblement déçue, me lance-t-elle de but en blanc. J’ai lu « L’amour en chaussettes », c’est très mauvais. Vulgaire, démago, sans inspiration. Vous avez sali votre image. Je n’ouvrirai plus jamais un seul de vos livres.

             Ça a bien rigolé, ce jour-là, au stand Hachette !

     


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                           C'est vrai qu'ils sont charmants, tous ces petits villa-a-ages

     

             Tous ces bourgs, ces hameaux,

             Ces lieux-dits, ces cités,

             Avec leurs châteaux forts, leurs églises, leurs pla-a-ages,

             Ils n'ont qu'un seul point faible et c'est d'être habités…(Brassens)

     

             Chaque année, c’est le même cirque. L’hiver, tout le monde se plaint : le village est mort, morne, triste, vide ; on s’y ennuie à mourir. Vivement l’été qui ramène les vacanciers, remplit les terrasses des cafés, peuple les chemins de randonnée et anime les rues de cris et de rires ! Puis, au fur et à mesure que les semaines passent, la grogne s’installe : il y a trop de bruit, trop d’agitation, trop d’enfants, de voitures, d’étrangers ; on n’est plus chez soi. Vivement l’hiver qu’on se retrouve enfin entre nous !

             Et le cycle infernal recommence…

             Cette année-là, pour des raisons aussi aléatoires qu’inexplicables, la tension était à son comble. Des bagarres de chiens ne cessaient d’éclater, suivies de leur corollaire : les engueulades des maîtres. Marcel, notre Nougaro local, qui répétait dans son jardin au son de l’orgue de Barbarie, se fit agresser par une voisine dépressive. L’allumé de service hurla des mantras pour couvrir leur dispute, perturbant un groupe de touristes qui s’enfuirent en courant, les mains sur les oreilles. Les vieux qui jouaient aux cartes sur la place de l’église, houspillèrent les gamins qui roulaient à vélo et confisquèrent le ballon de deux footballeurs en herbe. L’épicerie, pourtant fort accueillante, fut le théâtre de psychodrames d’une rare violence.

             «  Que se passe-t-il ? me demandais-je, témoin navré de ces débordements. D’où provient ce regain d’asociabilité ? Est-ce l’actualité qui leur monte à la tête ? La coupe du monde? Le tour de France ? A moins que… Des déferlements d’ondes cosmiques, peut-être ? Comme dans les bouquins de SF… »

             La réponse vint d’en-haut. Un tract municipal incriminant les pigeons dont les fientes bouchaient les gouttières, souillaient les façades et rongeaient les fils électriques, fut distribué dans les boîtes aux lettres. C’étaient ces « rats ailés », les responsables de la névrose ambiante. Dès lors, on fit appel à une société de chasse pour éliminer le fléau, ce qui, non seulement mit le village sens dessus dessous, mais donna à ses habitants une nouvelle raison de s’écharper : les défenseurs des animaux contre les partisans de la solution ultime. S’ensuivirent des échanges d’insultes, des menaces verbales, des lettres anonymes, des pétitions, des dénonciations crapuleuses, des règlements de compte publics, prélude à une période d’accalmie relative que tout le monde apprécia, fût-ce au prix d’une trentaine de petites vies sacrifiées.

             Décidément, l’humain ne changera jamais. Si vis pacem para bellum — même quand ce sont les êtres les plus inoffensifs qui en font les frais…

     


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                                                   Accouchement sous X

     

             Bon, la provo, j’aime ça, ce n’est un secret pour personne. Un soir de 1977, avec quelques copains, nous décidons d’aller au cinéma. Reste à choisir le programme. Chacun y va de sa suggestion ; perso, j’opte pour un film de boules.

    — Dans ton état ? s’effare Alex. Je te rappelle que tu es enceinte de huit mois.

             Justement ! Outre le fait que la situation m’amuse par son petit côté transgressif, j’ai un rêve secret : accoucher dans un ciné porno, comme d’autres dans un taxi ou un Boeing 707. Ce serait si rigolo à raconter, plus tard, à l’enfant à venir !

             Faisant fi des réticences du futur père, nous voilà donc partis. Le Sexy-folies n’est pas loin ; c’est un très chouette endroit malgré sa programmation de chiotte. Les potes se marrent comme des baleines tandis que j’arpente les travées de velours rouge, le ventre en avant et cambrée à l’extrême.

             On s’installe ; la séance commence. Sur l’écran, les acteurs s’activent. Dans la salle, les spectateurs se concentrent. Et moi, tiraillée par un méchant mal de dos, je cherche désespérément une position confortable sur un siège qui ne l’est pas du tout.

             Bref, tenaillée par les crampes, je me tortille en soupirant, ce qui n’échappe pas à mon voisin de derrière. Tout émoustillé par ce qu’il prend pour de l’excitation, le voilà qui commence à haleter en cadence, l’œil vrillé sur ma nuque.

             Oups, d’un seul coup, je trouve la situation moins cocasse. Par chance, Alex a perçu mon malaise et me propose de rentrer à la maison, ce que j’accepte avec soulagement.

             En me voyant me lever, énorme et titubante, puis m’éloigner au bras de mon mari, le type a dû débander, je suppose. D’autant que, sans me vanter, le film était très nul.

     

             J’ai accouché la semaine suivante, en clinique comme tout le monde. On ne peut pas toujours être à la hauteur de ses ambitions !

            

     


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