•                                                      Kennedy et moi

     

      22 novembre 1963. Assise dans ma chambre, je dessine. Quoi ? (Ou plutôt, qui ?) Le cousin de ma copine Monique, un beau Pierre de vingt-cinq ans rencontré la veille, et qui m’a fait grosse impression. Mais, outre que je ne suis pas très douée, tracer un portrait de mémoire, ce n’est pas facile...

               Le résultat est déplorable.

               — Pfff, rien à voir : on dirait Kennedy !

               Je chiffonne l’ébauche et la jette à la poubelle quand la voix de maman éclate dans l’escalier.

               — On vient d’assassiner le président Kennedy !

               Non ?!

      Je fixe la boule de papier avec effroi. Je n’y suis pour rien, quand même ?

     


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  •                                        Cimetière dans la brume

     

       À l’enterrement de mon père, l’une de mes tantes se rua en pleurant dans mes bras. Son mouvement trop brusque fit tomber mes lunettes dont la monture se brisa sur le sol. Quand je tentai de la rafistoler, ce fut un désastre. Il me fallut donc faire un choix : ou ne rien voir ou être ridicule. Par respect pour le défunt — et la solennité de la cérémonie —, je restai stoïquement dans le brouillard.

     

     


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  •                                                                Foie gras

     

       Nous habitions dans le Tarn depuis quelques semaines quand un couple de voisins nous invite à dîner, avec quelques amis. Parmi eux, Jean-Pierre, charmant trentenaire pour lequel j’éprouve une sympathie immédiate. Forcément : il est fan de BD.

        Après l’apéro — et une discussion à bâton rompu avec mon nouveau pote —, on passe à table. La maîtresse de maison apporte un somptueux plateau de foie gras auquel tous les convives font honneur... sauf moi. Me voyant refuser poliment, Jean-Pierre s’étonne :

        — Tu n’aimes pas ça ?

        — Bien sûr que si, mais c’est contraire à ma religion. Je ne mange pas le produit de la torture.

        Cette réflexion — quelque peu maladroite, je l’admets — jette un froid.

        — Pourquoi parles-tu de torture ? insiste Jean-Pierre. Le foie gras, c’est naturel.

        — Et le gavage aussi, peut-être ?

        La maltraitance animale est, depuis toujours, mon cheval de bataille. Me voilà donc partie à décrire par le menu le calvaire des oies et des canards, livrés aux mains de leurs bourreaux. Et ce, malgré les mimiques indignées de mon interlocuteur qui essaie en vain d’en placer une.

        Tout le monde se regarde, visiblement gêné. La mauvaise conscience, sans doute... J’ai remarqué que le foie gras faisait souvent cet effet-là. On désapprouve mais on consomme. Difficile de concilier le plaisir des papilles et l’éthique !

        Quand mon speech se termine, Sylvain me glisse à l’oreille :

        — Tu viens de gaffer, Gudule. Ce foie gras, c’est Jean-Pierre qui l’a apporté. Il le fabrique lui-même. Le grand élevage de canards, en bas de la côte, c’est à lui.

        Woh, punaise !

        Je n’ai plus dit un mot de la soirée.

     


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  •                                                        Crème brulée

     

        En 1996, La vie à reculons obtient simultanément le grand prix de Rennes, de Vannes et de Redon. Je suis donc invitée dans ces trois villes de Bretagne, à des dates différentes, pour y recevoir ma récompense. Or, si cette cérémonie se déroule sans encombre à Rennes et à Redon, il n’en est pas de même pour Vannes, où je m’illustre par une bourde retentissante.

        La bibliothécaire municipale, que je connais déjà pour l’avoir rencontrée sur un salon du livre, vient m’accueillir à la gare.

        — La remise du prix n’a lieu qu’à quatorze heures, m’annonce-t-elle. Nous aurons tout le temps de déjeuner avant. Je vais vous emmener dans un petit resto dont vous me direz des nouvelles.

        L’endroit est plaisant, en effet, et la carte alléchante — bien qu’au-dessus de mes moyens. Me voyant hésiter, mon accompagnatrice précise :

        — Évidemment, vous êtes notre invitée !

        Soulagée, je passe ma commande sans regarder les prix. Plats copieux, bon vin, excellents fromages, et pour finir, une crème brûlée à se rouler par terre. C’est elle, je crois, la goutte qui fait déborder le vase — car j’ai le foie sensible et suis peu habituée à bâfrer de la sorte. À peine sortie du restaurant, je commence à me sentir mal. Sueurs froides, vertiges, nausées, voile noir devant les yeux...

        Bien que je lutte de toutes mes forces contre le malaise (on a sa dignité, tout de même !), arrivée devant l’hôtel de ville, mes jambes ne me portent plus. Au grand dam de la dame, je m’effondre sur les marches en avouant dans un souffle : « Ça ne va pas très bien ». Affolement général. On m’entoure, on m’apporte un verre d’eau, on m’évente ; rien n’y fait. Pendant ce temps-là, un flot incessant de collégiens, profs de français en tête, défilent à mes côtés. Et je les entends chuchoter : « C’est l’écrivain, tu crois ? » « Qu’est-ce qu’elle a ? » « Elle est évanouie ? »

        Un long moment passe. La salle est archi-comble ; le maire s’impatiente. Les organisateurs, de plus en plus fébriles, font la navette entre la bibliothécaire, qui se lamente près de moi, et les instances officielles. Par ma faute, le bel hommage rendu à la littérature, qu’ils préparent activement depuis des mois, est en passe de tourner court...

        Pétrie de culpabilité, je parviens enfin à me lever et, en titubant, pénètre dans la salle sous les applaudissements. Le maire qui, pour tromper l’attente, remerciait au micro les différents sponsors de l’événement — Conseil général, Préfecture, Rectorat du Morbihan, Banque Populaire, etc — s’interrompt et me présente un fauteuil où je m’affale. J’écoute la suite dans un demi-coma, incapable de réagir, alors qu’on attend de moi un petit discours de circonstance (que, par ailleurs, j’ai préparé).

        ­— Notre lauréate est terrassée par l’émotion, remarque le maire, histoire d’alléger l’atmosphère.

        — Par le pinard, oui ! lance une voix dans l’assistance.

        Les rires qui ont suivi, même si je vis centenaire, je ne les oublierai pas.


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  •                                                     Innocence

     

       Courant soixante-dix, les parents d’Alex décident de quitter un Liban à feu et à sang pour venir nous rejoindre en France. Ils nous chargent de leur trouver un appartement dans le vingtième arrondissement, où mon beau-père a des contacts professionnels.

        Afin de nous acquitter au mieux de cette mission, nous ratissons toutes les agences immobilières de l’Est parisien. Hélas, la réponse est partout la même : rien à louer. Pourtant, ce n’est pas encore la crise du logement !

        Au bout du quinzième refus, Alex explose :

        — C’est quand même incroyable que nous ne puissions même pas trouver un petit deux-pièces pour mes parents, alors qu’il y a plein de logements vides !

        Notre interlocutrice, une dame entre deux âges assez BCBG, lève un sourcil :

        — Ah, c’est pour vos parents ? Pas pour vous ?

        Saisi d’une brusque inspiration, Alex précise :

        — Oui, mon père est kiné ; il va prendre la direction de « Body fun », la salle de sport de la place des Fêtes...

        A-t-il prononcé une formule magique ? Avec un sourire avenant, la dame nous invite à nous asseoir et consulte ses fiches.

     

        Quand nous racontons cette mésaventure à nos voisins de palier — un couple de quinquagénaires assez conventionnels —, ils éclatent de rire.

        — Ça vous étonne ? Vous avez vu votre dégaine ?

        Alex a la barbe et les cheveux longs ; je porte un sari sur mon jean troué, des bagues aux orteils et une tignasse afro.    

        — Avec un look pareil, franchement, vous ne trouvez pas normal de vous faire jeter ?

        Euh... non.

     


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