•                                             Problème existentiel

     

        Je devais avoir huit ou neuf ans quand une grave question me préoccupa : qu’est-ce qui était préférable, la richesse ou l’amour ? 

          Jusque là, tout était limpide. L’amour, dans les contes de fées, est la valeur suprême ; c’était donc la mienne, par voie de conséquence. Or, dans une BD dont je raffolais (l’adaptation, en sépia et blanc, de contes persans du plus pur style hollywoodien), la belle Aïcha se trouvait face à un dilemme. Un émir et un bandit de grands chemins se disputaient ses faveurs. L’émir était moche mais lui offrait tout ce dont elle pouvait rêver : palais, bijoux, esclaves, jardins débordant des fleurs les plus rares, écuries remplies de pur-sang fougueux. Le bandit, en revanche, faisait battre son cœur...

          Qui aurais-je élu, moi, à la place d’Aïcha ? Le barbon bourré aux as ou le séduisant gredin ? Impossible de me décider : tantôt je penchais pour l’un, tantôt je penchais pour l’autre. Après mûre réflexion, je demandai conseil à ma cousine Francette, de sept ans mon aînée.

          — L’émir, répondit-elle sans hésiter.

          Et de développer, avec force arguments, les raisons de son choix. Une existence dorée était, selon elle, mille fois préférable à une vie de misère, fut-ce dans les bras d’un beau brigand.

          — L’amour passe, le fric reste, conclut-elle. Et puis, tu imagines ? Tes enfants seront des princes, pas des va-nu-pieds !

        J’avoue avoir été bluffée par son bon sens. C’était quelqu’un, ma cousine !

        — Bon, d’accord, je vais épouser l’émir, finis-je par admettre. Mais je le regretterai peut-être...

        — Ça m’étonnerait. Tu sais, quand on a goûté au luxe, on ne peut plus s’en passer.

        Elle se trompait. Sitôt mariée, je m’enfuis du palais pour suivre le bandit. Sous mes dehors planplans, faut croire que j’étais une aventurière. En imagination, du moins...

     


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  •                                                      Nichon

     

                   Beyrouth, 1965. Mon premier vrai travail : prof de dessin dans une école primaire réservée aux fillettes de la haute société. Une école de sœurs, je précise.

          Laissant mon bébé de trois mois à la garde de ma belle-sœur, je vais donner mon cours. Tout se passe bien durant une demi-heure, quand soudain, une élève lève le doigt :

          — M’dame, pourquoi il est tout mouillé, votre chemisier ?

          Oh, zut, mes seins débordent ! C’est bientôt l’heure de la tétée...

          Ni une ni deux, j’explique aux petites filles l’allaitement maternel. Ce qui les passionne, et pour cause : ces pratiques sont proscrites, dans la bourgeoisie libanaise. Le téton, c’est bon pour les bonniches, les femmes de la montagne. Chez elles, on n’utilise que du lait en poudre made in U.S.A. 

          Au terme de l’exposé, les questions fusent. Une en particulier :

          — Pourquoi vous n’emmenez pas votre bébé avec vous ? Comme ça, vous pourriez le nourrir quand le lait « monte ». Et en plus, on le verrait.

          Cette proposition recueille tous les suffrages.

          — Tope-là ! m’écriai-je, ravie (car je déteste être éloignée de Frédéric). Et pendant qu’il tètera, vous ferez des croquis que vous apporterez à vos mamans. Je suis sûre que ça leur plaira !

          Très fière de mon idée, je m’empresse de la mettre exécution. Ma « leçon de vie » se déroule à merveille. Jamais mes élèves n’ont été aussi aussi attentives, aussi silencieuses. Chacune repart donc avec son dessin — dont certains, sans me vanter, sont de vraies réussites.

          Le lendemain, convocation de la directrice.

          «  Elle va me féliciter de mon sens pédagogique », me dis-je en moi-même.

          Point du tout : elle me passe un savon. Mon « exhibition » a fortement déplu aux parents d’élèves. Depuis la veille, les plaintes affluent.       

          — Quelle honte ! Quelle indécence ! vitupère la religieuse en brandissant quelques croquis, rapportés par les mères furibondes. Vous n’avez donc aucune pudeur, madame ?

          La gorge sèche, je tente de me justifier :

          — Mais, ma sœur, je n’ai rien fait de mal. En Belgique...

          — Nous ne sommes pas en Belgique ! Par votre comportement irresponsable, vous avez déshonoré cet établissement scolaire. Dorénavant, nous nous passerons de vos services.

          Elle me tend une enveloppe avec mon salaire.

          — Un conseil, achève-t-elle, tandis que je me dirige à pas lents vers la porte : si notre mentalité ne vous convient pas, retournez donc enseigner en Belgique !

          Voilà comment j’ai perdu mon emploi. Le premier d’une longue série...

         


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  •                                                 Le borgne 

     

        Ma mère — je crois l’avoir déjà dit — était une grande adepte des proverbes. Elle en sortait à tout propos, ce qui m’agaçait prodigieusement. Un jour, en discutant avec un client borgne, elle lui lança sans réfléchir :

          — Vous, vous êtes comme le personnage de la parabole : vous voyez la paille dans l’œil du voisin, mais pas la poutre dans le vôtre !

     Le type devint tout rouge et tourna les talons. Consciente d’avoir gaffé, maman, très ennuyée, s’empressa de relater l’incident à mon père.

          — Je n’ai pas voulu le vexer, assura-t-elle. Ça m’a échappé involontairement. Le pauvre homme a dû croire que je me moquais de lui. 

          —D’autant qu’il a perdu son œil dans un accident de chantier, répondit papa qui le connaissait bien.

          — Ah bon ?

          — Oui, il s’est pris un madrier en pleine figure...

     


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  •                                                         Kangourou

             Bon, il y eut quand même une petite compensation :  nous prîmes l’habitude de passer nos dimanches après-midi à Zouk. C’est dans le patio aux citronniers que Frédéric découvrit les joies du tricycle et qu’Olivier usa ses langes à cavaler sur son derrière.

             Au cours d’un de ces dimanches familiaux, tandis que nous prenons le thé au salon, Frédéric, qui joue dehors, pousse un cri :

             — Manman, viens voir ! Quelqu’un a jeté un machin rouge au-dessus du mur !

             On se précipite ; parmi les bambous « le machin rouge » palpite...

             C’est un chaton couvert de sang. 

             Le cœur au bord des lèvres, je me penche sur lui. Il a les deux pattes avant déchiquetées. Comment ? Nous nous perdons en conjectures. Est-ce l’œuvre d’un chasseur ? De gamins cruels ? Ou un accident (ce dont nous doutons) ? Bref, la pauvre bête souffre le martyre, et lorsque Francine, la compagne de Claude, tente de le soigner, il se débat avec des cris horribles. Puis rampe jusqu’à un trou dans le mur, où il se tapit.

             De l’avis général, mieux vaut le laisser tranquille.

             On lui glisse de l’eau, un peu de nourriture dans laquelle Francine incorpore, par précaution, du sirop antibiotique, et le temps passe. A chacune de nos visites, nous nous informons de l’état du blessé. Il mange, lèche ses plaies, et, en tout état de cause, se rétablit lentement.

             Et puis un jour, miracle ! Nous voyons surgir une petite tête rousse à l’orée du refuge. Deux yeux inquiets scrutent le patio. Nous arrêtons de respirer, même les enfants... Rassuré par notre immobilité, le chaton s’extirpe à l’air libre et fait quelques pas dans notre direction. Je devrais plutôt dire « quelques bonds », car il saute sur ses pattes arrière, en tendant devant lui ses petits moignons roses.

             — On dirait un kangourou, s’esclaffe Alex.

             Le nom lui restera — bien que « Kangouroute » eut mieux convenu, car le chat mutilé est une chatte.

             Cette chatte, par la suite, s’avéra très féconde. Et voleuse comme pas deux. Que de fois mon frère l’a vue revenir de chasse, serrant dans sa gueule une portion de fromage, une merguez, voire un demi poulet, piqués chez les voisins ! En bonne mère, elle posait son trophée devant ses rejetons et veillait férocement sur leur repas. Malheur à qui eut tenté de s’approcher : si Kangourou ne possédait plus de griffes, elle avait des dents et savait s’en servir ! 

     

     


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  •                                      La maison de mes rêves

     

            Beyrouth, 1967. Il y avait, dans l’hebdomadaire où nous travaillions, Alex et moi (lui comme maquettiste, moi en tant que pigiste), un rédacteur français surnommé « El Franzawié »*. À plusieurs reprises, il nous avait invités chez lui, à Zouk, minuscule village perché dans la montagne, et surplombant la baie de Jounieh (la plus belle baie du monde après celle de Rio, NDLA). L’endroit était paradisiaque, la vue imprenable, et que dire de la maison ? Une petite bâtisse paysanne sans confort mais si douce, si calme, avec ses arcades couronnant un patio planté de citronniers et de bambous.

             En ai-je assez rêvé, de ce patio magique ! Nous qui vivions, avec nos deux petits garçons, dans une tour sordide, au centre de Beyrouth... 

             Un jour, El Franzawié nous annonce qu’il doit rentrer en France.

             — Vous pouvez reprendre mon bail, si vous voulez, déclare-t-il. J’ai déjà averti le propriétaire, il est d’accord.

             — Et le loyer ? s’inquiète Alex.

             — Il est plus bas que celui de votre appartement.

             Je manque de m’évanouir de bonheur. Mon vœu le plus cher va se réaliser.

             Hélas, non. Après réflexion, Alex refuse. Comme il bosse deux nuits par semaine à l’imprimerie, il estime dangereux de nous laisser seuls, les gamins et moi, dans ce lieu peu sécurisé. J’ai beau insister, râler, supplier, rien n’y fait. Piètre consolation : c’est mon frère Claude qui s’y installe, avec sa compagne du moment. Ils passeront là les dix meilleures années de leur vie.

            

             Mais j’aurai ma revanche, trente ans plus tard. La Rose et l’Olivier s’achèvera sur une vision d’extase : ma petite famille installée à Zouk, parmi les citronniers, dans ce patio beau à pleurer.

             On se venge comme on peut. 

     


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