•                                                                Gigot, t’es cuit !

     

    Olivier était l’adolescent le plus cool de la terre — enfin, à la maison. En classe, c’était une autre paire de manche. Il avait un problème avec l’autorité. Que dis-je, un problème ? un rejet viscéral, une insurmontable aversion. Bref, en un mot comme en cent, mon fils était « autoritophobique ». Souffrant pour ma part, d’un syndrome similaire, je ne pouvais décemment pas le lui reprocher. Mais bon, c’était un fait  indéniable : mon délicieux fiston devenait incontrôlable sitôt franchi le seuil du collège.

             Ce double visage—  dont je mis longtemps à prendre conscience —, m’apparut dans toute sa complexité, le jour où le directeur, M. Gigot,  nous convoqua, Alex et moi.

                — Votre fils, s’est rendu coupable à mon encontre d’un acte de vandalisme de nature insultante, nous annonça-t-il tout de (gi)go. J’espère que vous prendrez les mesures qui s’imposent.

    Et, ni une, ni deux,  il nous entraîna devant le mur du C.D.I. que recouvrait un grand drap blanc, destiné à masquer ce qu’il y avait dessous.

             Et, dessous, qu’y avait-il ? Je vous le donne en mille.

             Une fresque.

    Dessinée par Olivier.

    Que d’un geste solennel notre mentor dévoila, comme on dévoile une œuvre d’art dans une galerie.

    Nous en eûmes, force m’est de l’avouer, le souffle coupé, non par la beauté de l’œuvre en question, mais par l’audace de son sujet.        

             « Que représentait-elle donc, cette fameuse fresque? » vous demandez-vous sûrement.

             Un couple, ni plus ni moins ; un couple très tendre. M. Gigot, reconnaissable à sa grosse barbe noire, en train de sodomiser le surveillant général, petit maigrichon chauve aux dents proéminentes.

             En guise de signature, une écriture que nous connaissions bien avait soigneusement calligraphié ces mots :« Gigot, t’es cuit ! »

             Aussi incongru que cela paraisse, nous éclatâmes de rire.

             Le directeur nous foudroya du regard.

    — Ça vous amuse ? lâcha-t-il, glacial. Eh bien, je ne vous félicite pas.

             A l’évidence, il s’attendait à tout sauf à cette réaction.

    — Olivier est doué pour la caricature, enchaîna placidement Alex. On devrait peut-être l’inscrire aux Beaux-Arts.  Qu’en penses-tu, chérie ?

             J’approuvai d’un hochement de tête. Notre interlocuteur, qui nous examinait en alternance à travers ses lunettes de myopie, finit par demander :

    — Quelle profession exercez-vous, monsieur ?

     — Dessinateur de BD, répondit Alex, avant d’ajouter (avec une évidente jubilation) :

    — …  au journal Hara-kiri.

    Une sorte de soulagement indigné passa sur les traits de M. Gigot. Ah, il comprenait mieux, là ! Au moins notre attitude était logique. Inacceptable, certes, mais cohérente.  Et qu’on ait  procréé un voyou de cette trempe ne le surprenait guère.

    — Et vous, madame, quel est votre métier ? interrogea-t-il en se tournant vers moi, dans l’espoir illusoire de trouver une alliée

             — Euh… rédactrice dans la presse gay.

             L’espace d’un instant, je crus que le pauvre homme allait péter les plombs, ou a minima éclater en sanglots. Mais, il se ressaisit, se leva, et, nous montrant la porte, glapit d’une voix rauque :

             — Je vous ferai parvenir d’ici une quinzaine la facture des travaux de réfection.

    Olivier, qui nous attendait dans le couloir, nous emboîta aussitôt le pas, sans commentaire mais le cœur léger.

    Aujourd’hui, il est écrivain, comédien, chanteur, humoriste, et de nombreux établissements scolaires l’invitent à rencontrer les collégiens, pour leur parler de ses débuts. Inutile de préciser que ces petites conférences ont beaucoup de succès.

     


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  •                                               Conversion (suite)

     

             Le père d’Alain (de Shabazz, pardon) venait de décéder dans une lointaine province.

             — Je dois me rendre à l’incinération, m’annonça ce dernier, qui, depuis des années, l’avait perdu ses parents de vue. Mais j’ignore où ça se passe et comment on y va. J’ai juste le nom d’un bled : Soulcié-sur-Loire, et ça m’angoisse d’ y aller seul.

             — Tu veux que je t’accompagne ?

             — Tu ferais ça pour moi ?

             Ne conduisant ni l’un ni l’autre, nous cherchons la gare la plus proche, et nous voilà partis, vêtus de noir comme il se doit. C’est le printemps, les chemins sont détrempés. Mes talons hauts et ses souliers vernis s’enfoncent dans la gadoue, d’autant que, très vite, nous sortons des sentiers battus pour nous retrouver en rase campagne. Vus de l’extérieur, on doit avoir une drôle d’allure, à errer dans les prés avec nos habits de deuil, comme deux grands corbeaux hagards. Enfin, après plusieurs heures de recherches, nous atteignons le crématorium ; un bâtiment glauque à souhait, équipé d’une chapelle où l’on nous introduit. S’y trouvent déjà quatre personnes : un couple âgé et deux jeunes filles en pleurs : les voisins du défunt qui se sont occupés de lui jusqu’au bout. De famille, point : le vieillard était veuf et n’avait eu qu’un fils unique.

             Comme nous nous asseyons, un élégant croque-mort s’approche d’Alain et  lui propose de dire quelques mots au micro. La gaffe ! En fait d’allocution funèbre, notre Shabazz (qui avait, à l’évidence, prémédité son coup) se lance dans une série de sourates, chantées à pleine voix avec l’accent vaguement allemand.          L’ahurissement des spectateurs vaut le détour. Convaincus qu’il s’agit d’une plaisanterie douteuse, ils se lèvent comme un seul homme et quittent le reposoir. Personnellement, je rentrerais bien sous terre, d’autant que le croque-mort me glisse à l’oreille :

             — Votre mari est Arabe ? Vous auriez dû nous prévenir… Nous vous aurions donné une autre salle.

             — Euh… ce n’est pas mon mari et il n’est pas Arabe.

             Je ne me suis jamais sentie aussi gênée. Comment lui faire comprendre que par cette ultime provocation, Shabazz vient d’obliger le géniteur tyrannique qui l’a brimé en tant que gay, en tant qu’artiste, en tant qu’hurluberlu, à l’accepter en tant que musulman ?

             Un règlement de compte posthume, en somme.

     

     


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