•                                                        La voyageuse

     

        Il m’arrivait souvent, quand Mélanie avait trois ou quatre ans, de l’emmener avec moi visiter mes parents. Nous prenions le train à la gare du Nord, pour quelque six heures de trajet. Par respect pour les autres voyageurs — car les babillages des tout-petits peuvent gêner certaines personnes —, nous cherchions toujours un compartiment vide ou peu occupé.

          Dans celui que nous choisissons, ce jour-là, il n’y a qu’une jeune femme qui lit le journal. Je la salue sans la voir, m’assieds en face d’elle, installe ma fille avec sa réserve de bonbons et ses crayons de couleur, puis le train démarre. Un moment plus tard, notre compagne de voyage, ayant terminé sa lecture, abaisse son journal, et là... là...

          Le choc. Elle est défigurée au dernier degré. Pas de nez, pas de lèvres, un œil sans paupière, l’autre aux trois-quarts fermé ; une vision de cauchemar.

          Tandis que je m’efforce de garder mon sang-froid, des pensées se bousculent dans ma tête : « Au secours, je ne peux pas faire six cents bornes dans ces conditions », «  Mais je ne peux pas non plus me lever et partir, ce serait ignoble », et surtout : « Comment va réagir Mélanie ? ». Je la regarde en douce ; absorbée par son dessin, elle n’a rien remarqué.

          — Euh... ma fille ne vous dérange pas ? demandé-je à la dame (dans l’espoir qu’elle acquiesce, pour que je puisse m’éclipser.

          — Non, répond-elle aimablement. J’adore les enfants.

          Puisque la glace est rompue, nous commençons à discuter. Elle me parle de son accident, de ses opérations multiples ; c’est très intéressant. Et mes réticences fondent comme neige au soleil. Pire : en mon for intérieur, j’en ai honte. D’autant qu’elle est vraiment sympa.

          Mélanie, quant à elle, n’a fait aucune réflexion. Elle s’est comportée envers la voyageuse avec un naturel qui m’a bluffée. Elle lui a même offert un bonbon. Finalement, les enfants, c’est moins con qu’on ne le croit.


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  •                                                             La disparition

     

        Après la mort d’Hergé, mon père, qui avait été son conseiller technique et son ami, fut courtisé par ses admirateurs. Il ne se passait pas une semaine sans que « ses fans », comme les appelait papa, ne viennent le visiter dans sa retraite spadoise. Flatté de susciter autant d’intérêt, il répétait sans cesse les mêmes histoires, ce qui agaçait ma mère et donnait lieu à d’attendrissantes chamailleries de vieux couple.

          Mes frères et moi, conscients du petit côté cabotin de nos parents, nous félicitions de cette célébrité tardive. Nous étions loin de nous douter qu’un visiteur indélicat en profiterait pour les dépouiller.

          Papa possédait un livre d’or dans lequel, outre de nombreux et très beaux dessins (dont un d’Hergé), il y avait une aquarelle d’Edgar Jacobs : un pirate à mine patibulaire qui, enfant, me fascinait. La dédicace, à elle seule, donnait le ton : « A ce vieux flibustier de Gérard, à sa charmante épouse et à ses moussaillons ». En ai-je passé, des heures, à rêver devant cet admirable portrait, d’un réalisme et d’un relief saisissants. Je m’attendais presque à le voir s’animer et me lancer d’une voix éraillée : « Un coup de rhum, matelote ? »

          Un jour, désireuse de montrer cette œuvre à mes enfants, je prends le livre d’or dans la bibliothèque (qui occupe le couloir donnant sur les toilettes) et je le feuillette. Tiens ? Où est passé « mon » pirate ? La page a été coupée au cutter... Papa se serait-il enfin décidé à l’encadrer ?

          Je lui pose la question ; il me répond par la négative, et ne peut que constater, comme moi, le désastre.

          La première surprise passée, nous reconstituons l’affaire. Tous ses fans connaissaient l’existence de ce dessin qu’il se plaisait à exhiber, et qui suscitait nécessairement des convoitises. Or, rien de plus simple, en se rendant au WC, que d’embarquer le livre d’or au passage, de prélever discrètement la page et de le remettre à sa place en sortant...

          Cet abus de confiance — assez crapuleux, il faut bien l’avouer — a assombri les dernières années de mon vieux flibustier de père.

     


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  •                                                    Cri du cœur

     

        Il y a une dizaine d’années, une rumeur courut dans le petit milieu de la littérature jeunesse : Gudule était un collectif. En toute logique, une auteure ne pouvait publier à elle seule autant de livres (21 en 2000, 24 en 2001, 23 en 2002). Une production pareille requérait au minimum trois ou quatre personnes.

          Le bruit parvint à la direction d’Hachette jeunesse, qui me convia à une réunion avec les représentants, des journalistes spécialisés et des libraires, afin que je me justifie.

          J’étais morte de trouille...

          Mon « procès » (ou, du moins, ce que je percevais comme tel) se déroulait dans un grand hôtel parisien. Une salle entière était réservée à cette réunion où le comité éditorial présentait son programme 2003. J’étais donc loin d’en être la vedette ! N’empêche qu’en pénétrant sous les sunlights, j’avais l’estomac au fond des baskets.

          Je fus applaudie, si, si. Ce qui augmenta encore mon trouble. Puis l’un des invités me posa tout à trac la fameuse question :

          — On dit que sous le nom de « Gudule » se cachent plusieurs écrivains. Qu’en est-il exactement ?

          Incapable d’articuler un mot, je secouai négativement la tête. Ce que voyant, ma directrice de collection répondit à ma place :

          — Moi qui travaille depuis longtemps avec Gudule, je puis vous assurer que cette accusation n’est pas fondée. C’est bien elle qui écrit tous ses livres.

          Me sentant épaulée, je retrouvai mon aplomb.

          — Forcément, m’exclamai-je, en m’adressant à elle : avec ce que vous me payez, comment voudriez-vous que je m’offre des nègres ?

          La salle éclata de rire et on me laissa tranquille. Je pense que ce « cri du cœur » avait convaincu tous mes détracteurs, car la rumeur s’éteignit d’elle-même. Et, en prime, j’eus droit à une petite augmentation de mes à-valoir !


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  •                                                      Esprit critique

     

        Été 2012, vide-grenier de Lisle-sur-Tarn. Je m’arrête devant un stand tenu par un gamin. Un de mes livres trône au milieu des Légos, jeux vidéo et autres bricoles.

          — Combien ? m’informé-je, en le montrant du doigt.

          — Un euro.

          Je le prends, le feuillette, comme n’importe quel client lambda.

          — Il a l’air bien... Tu l’as aimé ?

          — Non.

          — Pourquoi ?

          — C’est nul.

          Je repose le livre avec un « ah, bon » fataliste, et me fonds dans la foule. Une chance que le gamin ne m’ait pas reconnue : nous avons évité de justesse un double moment de solitude !


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  •                                       Franquin

     

    Quand nous débarquâmes à Bruxelles après notre retour du Liban, papa nous signala :

    — savez-vous que j’ai Franquin parmi mes clients ?

    Bond de joie d’Alex dont la rencontre avec son idole est le plus cher désir.

    — Je l’appelle, annonce papa en sortant son petit calepin.

    Sitôt dit, sitôt fait.

    — Je dois justement me rendre au centre ville, je passe vous voir répond le dessinateur Belge.

    Après une longue discussion avec Alex, Franquin lui confie une lettre pour René Goscinny dans laquelle il demande à ce dernier de le prendre dans l’équipe de Pilote. Le prochain numéro comportera une double planche de Carali intitulée « le pied ».

     

     


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