•                                                           Papa et les femmes

     

           Au siècle dernier, tout était prétexte à misogynie. A croire que les hommes avaient si peur des femmes qu’ils cherchaient sans cesse de nouveaux arguments pour les rabaisser. Sous couvert de lieux communs faussement scientifiques — mais surgis en droite ligne de l’inconscient collectif  —, mon père, écrasé par la forte personnalité de son épouse, s’était forgé un certain nombre de théories compensatoires.

           — La nature vous a créées inférieures à nous, on n’y peut rien, m’affirmait-il d’un air contrit. La preuve : chaque mois, vous avez vos règles. Une maladie qui revient chaque mois, ça vous affaiblit, forcément !

           Et de citer, pour étayer ses dires, le vers ignoble d’Alfred de Vigny : O femme, enfant malade et douze fois impure, qui, déjà tout enfant, me faisait sortir de mes gonds.

            Ah la là, les règles ! Que de sottises j’ai entendues à leur propos ! Durant cette période « d’impureté physiologique »  les ondes néfastes émanant des femmes altéraient soi-disant  tout ce qu’elles touchaient. Préparaient-elles des conserves ? Des confitures ?  Des sauces ? Elles les rataient systématiquement. Leur proximité faisait rancir le beurre, tourner le lait et la mayonnaise, liquéfiait le yaourt, gâtait les fruit et les légumes, perturbait la fermentation du vin, que sais-je encore ? Un seul avantage à ces a priori dénués de  fondement : il suffisait de brandir le spectre du sang menstruel pour qu’on nous foute la paix. Plus de repas à préparer, plus de fruits à cueillir et à ranger dans le cellier, plus de lait ni d’œufs à aller chercher à la ferme ; papa et mes frères se tapaient toutes les corvées tandis que maman et moi tricotions tranquillement au coin du feu (car nos ondes néfastes ne corrompaient point la laine).

           Autre grand classique du genre, particulièrement irritant : l ‘hystérie.

           — Le nom est dérivé du latin utérus, ce qui démontre bien sa nature féminine, affirmait papa.

           La liste des maladies qui, selon lui, ne touchaient que le « sexe faible », était impressionnante — et, comme par hasard, assez humiliante : hystérie, dépression nerveuse, épilepsie, maladie d’Alzheimer, troubles neurologiques, pertes de mémoire, folie de la persécution, vapeurs, consomption, syncopes, anorexie, délires morbides … D’après  les sources « scientifiques » qui le confortaient dans ses convictions, nos hormones étaient responsables de ces affections qui  ne pouvaient en aucun cas atteindre les hommes,  immunisés d’office par leur virilité.

           «  Comment peut-on salir à ce point l’objet de ses désirs ? » me demandais-je souvent, de sorte qu’un jour, n’y tenant plus, je posai tout à trac la question :

           — M’enfin, papa, si les hommes sont tellement mieux que nous, pourquoi n’êtes-vous pas tous pédés ? Ce serait bien plus simple, non ? Et chacun y trouverait son compte.

           Suffoqué, mon père ! Moi aussi, d’ailleurs, par la claque qui suivit. Fallait pas plaisanter avec ces choses-là, dans les années soixante. L’homosexualité, c’était une maladie de femmes, pas d’hommes dignes de ce nom, immunisés d’office par leur virilité !

           Sans commentaires.

     


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  •                                                   Tatave de Pepperland

           Au début des années 80, il y avait, à Bruxelles, une boutique bien connue des auteurs de BD : Pepperland, librairie à l’ancienne située rue de Namur et tenue par une femme extraordinaire : Tanya, « la Dame aux chats » comme on l’appelait.

             Car des chats, Tanya, frêle quadragénaire au timbre rauque et au rire éclatant, en avait des tas. En chair et en poils, bien sûr, mais aussi en papier, encadrés sur les murs, consignés dans des livres d’or ou conservés pieusement sous vitrine. Une fabuleuse collec’ d’originaux, dont une grande aquarelle de Franquin qui me faisait baver d’envie. En fait, tous les dessineux de France et de Navarre mettaient un point d’honneur à flatter la marotte de l’adorable libraire, tant celle-ci, de son côté, déployait d’énergie à promouvoir leurs œuvres. Infatigable, toujours sur la brèche et fêtarde comme pas deux, elle était partout à la fois, encourageant les débutants, réconfortant les surmenés, les mettant en contact les uns avec les autres, les présentant aux éditeurs, aux journalistes, aux mécènes, dispensant à la ronde ses conseils avisés et ses bonnes adresses,  bref, faisant preuve, en toute circonstance, d’une convivialité sans faille.  

             Or, cette année-là (l’hiver 85, si je ne m’abuse) elle nous avait invités, Sylvain et moi, à un week-end moules-frites en compagnie de son ami du moment, un Marocain beau comme le jour.

             17 h 30 : Nos hôtes vont faire les courses, nous laissant seuls à la maison avec les chats — dont le terrible Tatave, un matou aussi gros et vindicatif  qu’un molosse.

             18 h : Le téléphone sonne dans le bureau de Tanya. Sylvain se précipite :

             — C’est pour moi ! J’attends un coup de fil hyper-important de mon chef déco, et je lui ai donné le numéro d’ici.

              Comme il pénètre dans la pièce, une boule de poils hirsutes lui barre le passage, toutes griffes dehors. Avec un hoquet, il bat en retraite, puis se ravise :

              — Et merde ! Pousse-toi, sale bête !

             Ni une ni deux, la « sale bête » fait front et lui crache sa colère en pleine face.

             — Mais, pousse-toi, nom d’un chien !

             Autant pisser dans un violon. Tatave, autoproclamé gardien des lieux, s’oppose avec rage à cette intrusion.

             18 h 15, la sonnerie s’arrête. Sylvain, armé d’un parapluie qu’il ouvre et referme spasmodiquement, tente une percée. Le chat, ivre de colère s’agrippe au tissu qu’il réduit en charpie.

             18 h 30, nouvelle sonnerie.

             — Merde, merde, merde ! peste Sylvain. Faut absolument que je réponde. C’est la catastrophe si je loupe cet appel : j’ai du matos à ramener à Paris, et je ne sais même pas où je dois aller le chercher.

             Il tente de forcer le passage en faisant des moulinets avec le parapluie, ce qui décuple encore la fureur de Tatave. S’ensuit une course poursuite à travers tout l’étage, au terme de laquelle l’humain finit par repousser le fauve dans un placard, dont il verrouille la porte avant de décrocher enfin ( !) le téléphone

     

             18 h 44 Retour de nos hôtes.

             Les miaulements déchirants qui s’élèvent du placard  alertent aussitôt Tanya.

             — Mon chaton d’amour, que se passe-t-il ? Qui t’a enfermé ?

             Elle court le délivrer, le prend dans ses bras, le caresse, puis, s’adressant sèchement à nous :

             — Que lui avez-vous fait ? Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil. Il tremble comme une feuille et son cœur bat à toute vitesse …

             Afin de dissiper le malaise, je commence à lui narrer notre mésaventure, mais elle ne m’écoute pas. Ce qu’elle écoute, c’est Sylvain qui, dans la pièce voisine, explique à son correspondant :

    «  Désolé de t’avoir fait attendre, mais j’étais coincé par une saleté de greffier qui m’empêchait d’avoir accès au téléphone. »

             —Tu aurais pu me prévenir que vous iriez dans le bureau en notre absence, me lance-t-elle sèchement. J’aurais mis Tatave dans ma chambre et vous ne me l’auriez pas traumatisé, espèces de brutes !

             Elle n’est pas près de nous pardonner ce crime de lèse-majesté.

     

             Le week-end cool-frites est mal barré.

     

     


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  •                                                          La robe de Coluche

     

             Mélanie devait avoir trois ans quand, au cours d’une réunion de travail copieusement arrosée, surgit, on ne sait d’où, l’Idée (avec une majuscule) :  

             « Pour relancer les ventes d’Hara-kiri en perte de vitesse, si nous pastichions Pif gadget ? »

             Autour de la grande table de la rue des Trois Portes, les suggestions fusent. Parce que bon, les gadgets à la con, ce n’est pas ce qui manque. Et l’imagination de l’équipe non plus…

             La mode étant aux inséminations artificielles de Prix Nobel, quelqu’un, (je ne me souviens  plus qui, peut-être Reiser, peut-être Wolinski), propose d’agrafer dans chaque numéro, un échantillon du sperme de Coluche — sperme obtenu à partir d’un mélange de farine et d’eau plus vrai que nature. Ainsi paraît le fameux Hara-Kiri montrant, en couverture, deux petits enfants à grosse tête grimaçante, accompagnés de cette légende : « Faites des enfants bêtes et méchants grâce au sperme de Coluche ».

             Or, l’un de ces enfants — la fille, pour être exact —, c’est Mélanie.

             —Vous me la « prêtez » pour une séance photo ? s’enquiert Choron.

             La principale intéressée étant d’accord, la chose ne pose aucun problème, sauf que…

             — Mets-lui une robe, me recommande Choron. Faut que son sexe  soit identifiable au premier coup d’œil.

             Voilà qui ne m’arrange guère !

             — Euh…, moi, je veux bien, mais j’en ai pas, de robe : elle porte les anciennes salopettes de ses frangins. Et comme on est dans une dèche noire…

             Choron, grand seigneur, sort un billet de son portefeuille et me le tend :

             ­ ­ —Va lui en acheter une, et dépêche-toi, le photographe arrive dans dix minutes.

             Je file d’une traite jusqu’au Prisu qui expose en vitrine sa collection de printemps, et reviens dare-dare avec mon trophée : une mignonne tenue à la Sarah Kay valant la peau des fesses, dont je n’aurais même pas osé rêver en temps normal.

             Déballage, retirage des étiquettes, déshabillage, rhabillage. Mélanie hurle. La robe, trop petite, la gène aux entournures.

             — Va vite l’échanger contre une plus grande, trépigne Choron tandis que le photographe installe ses éclairages et prépare son trépied.

             J’y cours, mais il ne reste plus que des toutes petites tailles, et les autres modèles ne me plaisent pas.

             Ce fut la première et la dernière fois que Mélanie porta sa robe Sarah Kay. Une chance que le photographe l’ait immortalisée !

    grands moments de solitude 89 (tome 2)

     

     


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  •                                               Le sabre et le goupillon

     

           A deux ans, Alix, le fils de Mélanie, mange les gendarmes, (ces insectes rouge et noir qui grouillent sous l’écorce des arbres, au printemps). Il les poursuit à quatre pattes dans les ruelles du village, et sitôt qu’il en attrape un, l’avale goulûment.

             — Quelle horreur ! s’offusque une voisine. Crache ça, petit bonhomme, tu vas tomber malade  !

             —Ne vous inquiétez pas, m’esclaffai-je, il ne risque rien. Toute ma vie j’ai bouffé du curé, et j’ai toujours bon pied bon œil. Pour  mon petit-fils, croquer des gendarmes, c’est un réflexe héréditaire.

             Effarement de la dame dont le mari est flic et le frère franciscain.

             — Alors là, s’il s’agit d’une affaire de famille…

             Ainsi se fondent les dynasties et se détruisent les réputations, dans nos charmantes contrées.

     


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  •                                                                     Mauvais genre

     

    — C’est quoi, ton métier ?

    — Écrivaine.

     En face, la réaction est immédiate :

     — Tu ne peux pas dire « écrivain » comme tout le monde ? Ah là la, ces militantes féministes !

             Ce refrain-là, ça fait vingt ans  qu’on me le sort (même des gens intelligents, si, si, je vous assure) . Et j’ai beau protester qu’il ne s’agit nullement de féminisme mais de syntaxe, ce préjugé — comme tous les préjugés — a la vie dure. Pour lui tordre le kiki, faut en user, de la salive !

              Et pourtant… Dans la belle langue de Voltaire, les noms de profession ont tous un féminin (pourquoi diantre n'en auraient-ils pas ?) Un plombier, une plombière ; un épicier,  une épicière ; un facteur, une factrice ; un docteur, une doctoresse ; un avocat,  une avocate ; un maire, une mairesse ; un président,  une présidente ; un prêtre, une prêtresse ; un cuisinier, une cuisinière ; un gardien de square, une gardienne de square ;  un académicien, une académicienne, un plongeur sous-marin, une plongeuse sous-marine ; un roi, une reine ; un bûcheron, une bûcheronne... Qui aurait l’idée saugrenue de contester ces termes couramment usités et grammaticalement corrects, hein ?

               Alors, pourquoi le faire en ce qui concerne ma profession à moi ? Dénierait-on aux femmes le droit d'écrire, par hasard ?  (oui, mais qui ? Et pour quelle raison ?) Tout comme Colette, Marguerite Yourcenar, George Sand, Marceline Desbordes-Valmore, Marguerite Duras, Christiane Rochefort*, Louise de Vilmorin, Catherine Paysan, Régine Deforges et tant d’autres,  je suis — et je le revendique ! —auteure, écrivaine, romancière, scribouillarde, pisseuse de copie, plumitive, écrivaillonne, et j’accepterais même d’être femme de lettres si ce n'était pas aussi prétentieux.

             —Pourquoi focaliser sur cette légère incohérence ?  me rétorque-t-on parfois lorsque je vitupère. Certains métiers  traditionnellement réservés aux femmes n’ont pas d’équivalent linguistique masculin.

     — Ah bon ? Lesquels ?

     — Sage- femme, par exemple.

     — Et « sage-homme », c’est quoi ?  Une recette de cuisine ?

             Bien qu’à ce joli terme, on préfère aujourd’hui « accoucheur », « obstétricien », voire « maïeuticien », perso, il me tient à cœur. J'aime trop la langue française, au vocabulaire si riche et si nuancé, pour accepter qu'au nom d’un machisme d’opérette, d’aucuns se permettent de la mutiler.

     

            *Quand on lui demandait quel était son métier, Christiane Rochefort répondait "écrevisse". C'était une très Grande Dame. 

     

     


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