•                                               La vie est un petit cinéma de quartier

     

             Ma première réaction, quand Sylvain s’éteignit, fut de vider ma maison de toute trace de médocs. Il y en avait des dizaines de boîtes que j’entassai pêle-mêle dans un grand sac plastique et remis aux infirmières,  de service cette nuit-là.

             — Je ne veux plus voir ça, leur dis-je — ce qu’elles comprirent.

             Ma deuxième réaction fut de chasser de mon esprit le décor récurrent de mes cauchemars : couloirs d’hôpital, ascenseurs, salles d’attente, urgences, box d’IRM, de scanner, de radiothérapie ; et même la machine à café de l’accueil, qui faisait, pour vingt centimes, des capuccinos si crémeux. Il me semblait urgent de rendre à mes nuits leur virginité en les débarrassant de l’univers médical qui,  depuis tant d’années, me happait à chaque fois que je fermais les yeux.

             Ma troisième réaction fut d’effacer Albi de ma carte mentale : cette ville n’existait  pas, elle n’avait jamais existé, et je n’y avais pas déambulé pendant des heures, en relisant Voltaire pour que le temps passe plus vite, pendant que Sylvain était au bloc ou en chimio.

             Ce grand ménage accompli, je pus enfin respirer, mais mon soulagement fut de courte durée. Trois mois plus tard, je déclarais à mon tour un cancer, et la ronde infernale recommença de plus belle. J’eus droit aux mêmes symptômes, aux mêmes médecins, aux mêmes traitements (dont je connaissais déjà les effets ravageurs), aux mêmes pronostics  exagérément optimistes. Bref, je me farcis le film pour la seconde fois, comme dans les cinémas  permanents  de mon enfance, où la séance passait en boucle.

             Déjà, à l’époque, je n’aimais pas ça.  Une certaine lassitude me  saisissait à mi-rediff, ;  je profitais des séquences  qui m’avaient ennuyée à la première vision pour aller faire pipi. Seules les scènes d’amour me motivaient, en fait. Elles, je ne m’en lassais pas, et, toutes répétitives qu’elles fussent. J’en redemandais.

             Comme dans la vie réelle, quoi.

            


    7 commentaires
  •                                                           Dardie

     

             Lorsque Nina avait sept ans, elle m’écrivait régulièrement. La teneur de ses lettres était toujours la même : «  Gudule, je t’aime, envoie-moi une Dardie princesse (ou danseuse, ou sirène, ou fée, ou drag queen …) ». Il s’agissait de Barbie, évidemment, mais Nina confondait les D avec les B, ce qui m’évita, durant des années, de donner au consternant  jouet le nom d’un bourreau nazi. Pour moi, ces affreuses pin-up de plastique, c’étaient juste des dardies, point barre.

             Incapable de résister à la craquante dyslexie de ma petite-fille, je lui achetais donc les pin-up en question , dont le coût prohibitif me foutait à chaque fois les boules.

             Imaginez, alors, quand je les retrouvais toutes démantibulées entre les pattes des chats, ou abandonnées au fond du jardin, couvertes de terre et d’excréments !  

             Un jour, exaspérée par cette gabegie, je propose à Nina et à sa sœur Barbara :

             — Si nous ramassions les morceaux de dardies qui traînent un peu partout ? Nous pourrions leur faire un bel enterrement, qu’en pensez-vous ? Au moins, elles serviraient encore à quelque chose.

             Enthousiasmées par ce projet, mes deux mirguettes se mettent aussitôt à l’ouvrage. Elles dégagent un petit lopin de terre, le clôturent, le bordent de fleurs coupées, et nous voilà parties à la pêche aux dépouilles.

             — C’est rigolo, constate Barbara en entassant les résidus de poupées dans un panier : la première chose qu’elles perdent,  c’est la tête, puis les cheveux, puis les bras et  les jambes. À la fin, il ne reste plus qu’un ventre tout pourri, et une paire de fesses encore plus pourrites.

             Ces ventres, ces fesses et le reste, nous creusons des petits trous pour les y enfouir, et sur chaque tombe nous inscrivons l’identité de son occupante. Puis nous allumons des mini- bougies  en chantant solennellement : «  Au pays des  dardies, comme dans tous les pays, on s’amuse, on pleure, on rit, il y a des méchants et des gentils », sur le générique du dessin animé Candy.

     

             Petit aparté : J’ai repris l’idée de cimetière de Barbies dans mon roman  Danger, camping maudit ! paru en 2001 aux éditions Nathan. Comme quoi mes bouquins sont vraiment autobios…. et même prémonitoires, parfois. Car le cancer qui me ronge aujourd’hui a des effets étrangement semblables à ceux constatés par ma petite-fille : dans un premier temps, j’ai perdu la tête, ensuite les cheveux, pour finir par l’usage d’un bras et d’une jambe...

             Ainsi, après toute une vie à vomir sur la mode, se retrouve-t-on poupée mannequin, en fin de parcours.   

     


    9 commentaires
  •                                                                    Les visiteurs du soir

     

             En 1971, le magasin Conforama du boulevard Barbès inaugura, à grand renfort de pub, son buffet campagnard nocturne. C’est-à dire que cinq jours sur sept, il restait ouvert jusqu’ à vingt-deux heures, avec restauration gratuite sur place. Une grande table dressée au rez-de-chaussée mettait à la disposition des visiteurs tardifs du pain, des charcuteries, du fromage, des  boissons ; il suffisait de pousser la porte vitrée et de se servir. J’ignore si cette initiative, ma foi fort sympathique, eut un véritable impact sur les ventes, mais elle nous rendit un fier service. Arrivés en France depuis peu, nous tirions, comme on dit, le diable par la queue. Cette invitation tombait donc à pic, d’autant que nos mômes mangeaient comme quatre, et en avaient ras le fion des nouilles premier prix au concentré de tomate. Sans le moindre scrupule — puisque la voix des ondes nous y invitait avec insistance— nous prîmes donc pension dans cette bonne auberge.

             Chaque soir, à l’ouverture, nous déboulions tous les quatre, affamés. Fallait voir les loupiots se ruer sur les agapes pour entasser, entre deux tranches de pain généreusement beurré, pâté, rillettes, jambon et saucisson, puis ouvrir un bec trois fois grand comme eux pour y enfourner l’énorme sandwich. C’était un art dans lequel ils excellaient et un spectacle dont nous ne nous lassions guère…

             Quand notre nichée était rassasiée, c’était à notre tour de « faire le plein », — mais de rêve, cette fois.  Laissant  Fred et Olive courir dans les travées, nous allions, main dans la main  choisir  nos futurs meubles. Rayon haut de gamme, bien entendu. Tant qu’à fantasmer autant que ça en vaille la peine ! Affalés dans de luxueux canapés design, nous jouions  à « être chez nous », et cela nous rendait heureux.

             Hélas les meilleures choses ont une fin. Car ce jeu qui nous plaisait tant, nos gamins voulurent y participer,  et nous n’eûmes pas le cœur à les en empêcher.  Puisqu’en quelque sorte nous étions « chez nous », un soir, armés de leurs casse-croûte, ils vinrent se blottir entre  papa et maman pour un p’tit chahut familial grandeur nature. Résultat :  des fous-rires, des chatouilles, des bisous, des roulé-boulé dans les coussins… et un salon de cuir émeraude à 30.000 frs salement maculé de gras.

             L’arrivée d’un vendeur escorté d’un vigile  mit fin à ces débordements, et, constat des dégâts à l’appui, nous nous fîmes éjecter manu militari.

             Nous fûmes désormais interdits de séjour dans le palais des délices et  condamnés aux nouilles à la tomate jusqu’à perpète.

            

     


    3 commentaires
  •                                 La ronde des marionnettes (fabliau en quatre actes)

     

             Du plus loin que je me souvienne, les marionnettes m’ont toujours fascinée. Cette passion date, je crois, du film Lili, avec Leslie Caron et Mel Ferrer, que Marraine m’avait emmenée voir à sept ans. Par la suite, je découvris avec ravissement le théâtre de Toone et sa taverne médiévale, Petite rue des Bouchers, à Bruxelles. Dès que je pouvais m’échapper de chez mes parents, je courais me réfugier dans cet antre magique, aux murs couverts d’une armada carnavalesque sortie tout droit des toiles de James Ensor* ou des meilleures pages de Michel de Ghelderode*. On pouvait, pour quelques centimes, y boire un bock de Gueuze (ce qui ne me tentait guère) ou y manger des tartines de fromage blanc assaisonné de radis et d’échalotes. En y repensant, j’ai encore sur la langue le goût frais de la macaye* et dans le cœur l’émerveillement  de ces tête-à-tête avec les grandes poupées de bois qu’animait à loisir mon imagination.

     

             Le deuxième acte se passe au Liban, où il était de bon ton, dans les familles friquées, de louer les services d’un amuseur public, pour animer fêtes et anniversaires.  L’un de ces animateurs se nommait René T. et avait travaillé pour la TV française (le Nounours de « Bonne nuit, les petits, c’était lui ).

             Ce jour-là, flanquée de ma marmaille, Frédéric, quatre ans, et Olivier, deux ans et demi, je débarque à l’improviste chez  mon frère aîné qui a deux filles du même âge. Comme il est au bureau, sa femme vient ouvrir et, en m’apercevant, fait la grimace.

             — Je ne peux pas te recevoir, j’ai du monde, s‘écrie-t-elle.

             En effet ; et si je ne m’abuse, ce « monde » s’amuse beaucoup. Par la fente de la porte me parviennent des rires enfantins, ainsi qu’une voix pointue au parler rigolo.

             Frédéric, attiré par cette voix comme par un aimant,  se glisse à l’intérieur avec un cri de joie :

             — Maïonneeeettes !

             — Non, non, non, il n’y a pas place pour toi, proteste sa tante en le rattrapant par la capuche.  Tu reviendras demain jouer avec tes cousines.

             ­Ni une, ni deux, elle me le fourre dans les bras où il se débat comme un beau diable.

             — Tu ne veux pas qu’il assiste au spectacle ? m’étonnai-je.

             Et elle, tout à trac :

             — Non mais tu as vu comme il est fagoté ? Pas question que j’impose ça à  mes invités. Ce sont des notables, tu sais. Il y a même les neveux du président Hélou.

             Que faire, sinon embarquer ma progéniture et tourner dignement les talons ?

             Nous sommes allés manger des glaces sur la Corniche, ce qui a séché les larmes de Frédéric et fait gazouiller son petit frère. N’empêche que cette éviction, je ne l’ai pas oubliée. Nous en avons souvent reparlé, par la suite. Est-ce en compensation que Frédéric, une fois adulte, m’a offert tant de marionnettes (pour Noël, mon anniversaire, ses retours de voyage, de brocante, etc) ? Je me suis souvent posé la question — à défaut de la lui poser, à lui. Toujours est-il que, comme la taverne de jadis, les murs de ma maison servent de présentoir à tout un petit peuple de bois et de chiffon cher à mon cœur.

             Une semaine plus tard, René T. auquel je narrais notre  mésaventure, nous offrit gracieusement une représentation qui ravit mes enfants. Il en profita pour me proposer de m’apprendre le métier, et même de m’engager comme assistante, ce que je refusai, par manque de temps. Mais je lui écrivis une vingtaine de sketchs qui firent les beaux jours de la hight society libanaise des sixties.

     

             Le quatrième acte se déroule dans le Tarn où j’ai découvert récemment qu’un de mes amis belges, aujourd’hui à la retraite, était l’ancien marionnettiste de Toone. La coïncidence m’a charmée.

     

     

             Quant à la belle-sœur vireuse d’enfants, ma rancune, sans doute, la poursuivra jusqu’à la mort.

     

     

             * Peintre du XIXème siècle, spécialisé dans les représentations de masques et de carnaval

             * Ecrivain fantastique

             * Macaye : fromage blanc (en wallon)

     


    3 commentaires
  •                                                  Aux portes de la jungle

     

           Ecuador, 1985. Après avoir franchi la Cordillère des Andes par des routes cahotantes perchées au-dessus du vide, le bus atteint enfin le poste frontière de la Selva *. Les douaniers montés à bord ayant lancé des ordres en kechua, les voyageurs se lèvent et les suivent docilement.

         — Reste ici avec les bagages, me dit Sylvain, je m’occupe de la paperasse. J’en ai pour une minute.

         — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

         — Oh, rien du tout : ils notent les noms et les adresses de toutes les personnes qui pénètrent dans la forêt vierge. Au cas où l’une d’entre elles disparaissait, ça faciliterait les recherches.

         Confiante, je me réinstalle et m’arme de patience quand le bus effectue une manœuvre imprévue. Plutôt que d’attendre la fin des formalités, il plante là ses passagers et repart en sens inverse.

         Complètement paniquée, je bondis sur mes pieds et interpelle le conducteur dans un sabir mi-franglais, mi-espagnol :

         — Eeeh ! Que faites-vous ? Où allons-nous ?

          Il me répond quelque chose que je ne comprends pas, avant de prendre une route de traverse. Et je vois avec effroi disparaître la guérite, la foule agglutinée autour — et Sylvain, auquel je fais en vain des signes désespérés.  

         Une trouille bleue me tord les entrailles. Moi qui n’ai vraiment rien d’une aventurière, me voilà seule, sans papiers, sans argent dans un pays dont je ne parle même pas la langue, et en route pour une destination inconnue.

         Par chance, mon angoisse est de courte durée. Quelques instants plus tard, le bus fait demi-tour et regagne sa place. Il s’était éloigné pour laisser passer d’autres véhicules.

         N’empêche que j’ai cru ma dernière heure venue.

         Ce qui a bien fait marrer Sylvain.

         Et m’a incitée, dès le lendemain, à étudier des rudiments de kechua — que je me suis, par la suite, empressée d’oublier.

     

                                        * La forêt vierge

     


    2 commentaires