•                                                        La théorie du complot

             Non, mais ça puait vraiment. Pourtant, la femme de ménage passait toutes les semaines. Après maintes recherches, la narine en éveil style cochon truffier, je finis par repérer l’origine de l’odeur (un halo d’eau croupie, rappelant l’âcre relent des éponges à tableau noir de mon enfance) Elle émanait du bouquet de roses artificielles qui garnissait le buffet de mes parents.

             Olivier, à qui je faisais part de ma découverte, ne s’en étonna guère.

             — Moi, je sais ce que c’est, s’exclama-t-il. Bonne-maman me l’a dit.

             Bonne-maman, c’était ma mère, atteinte depuis plusieurs années de la maladie d’Alzheimer.

             — Elle est persuadée que ce sont de vraies fleurs et les arrose chaque jour. Alors, ça pourrit, forcément…

             — Pourquoi fait-elle ça ? Il faut lui expliquer !

             — J’ai essayé, tu penses, mais elle est complètement parano. Elle m’a raconté que vous vous étiez tous donné le mot pour lui faire croire que ces roses étaient en tissu. «  C’est un complot, répétait-elle. Mais je ne suis pas dupe de leurs mensonges. Je ne laisserai pas mes pauvres fleurs mourir de soif, même si je dois les arroser avec ma soupe ou mon café. »

             Voilà qui promettait ! On n’avait pas fini de se boucher le nez.

     


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  •                         Des p’tits trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous

             C’était l’automne. Alex coupait du bois pour la cheminée. Or, à chaque fois qu’il actionnait sa tronçonneuse, un curieux écho se faisait entendre. Un « rrrrr » parfaitement synchro qui semblait provenir de la maison, comme si un autre outil électrique se déclenchait  chaque fois qu’il utilisait le sien, afin que le bruit de l’un couvre celui de l’autre.

             Durant quelques instants, le phénomène nous intrigua, puis nous n’y pensâmes plus jusqu’à la vente de la maison, l’année suivante.

             La chambre d’Olivier avait un mur commun avec la salle de bains. Sur ce mur était punaisé un grand poster que nous retirâmes pendant le déménagement. C’est là que nous découvrîmes le pot aux roses.

             — Je voulais faire un petit trou au-dessus de la baignoire pour mater les copines de mon frère sous la douche, nous expliqua Olivier en riant. Mais comme j’avais peur qu’on entende la perceuse, j’ai profité de ce que papa tronçonnait le bois.

             Cette révélation résolut le mystère de l’écho mais nous laissa perplexes quant aux rapports de notre fils avec les murs*.

             Y aurait-il par hasard un psychanalyste dans la salle ?

            

                                       * (voir chapitre 57 du présent recueil)  

     


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  • .                                 Tambours du Bronx

     

             Ah, le salon du livre de Montauban ! Quel souvenir assourdissant !

           Nous étions une vingtaine d’auteurs à signer tranquillement nos livres sur la place aux arcades quand se produisit un incident que je ne suis pas près d’oublier. Un groupe de percussionnistes munis d’énormes tambours se pointa à quelques mètres de nos tables, et se mit à jouer à fond les ballons. Le contraste entre la violence du son et le calme religieux auquel il succédait avait quelque chose de si agressif, de si incongru — et de si grossier, en fin de compte  — que le site se vida instantanément. Les écrivains s’enfuirent en se bouchant les oreilles, les visiteurs se dispersèrent dans les rues adjacentes, et les éditeurs, qui avaient payé très cher leur emplacement, comptabilisèrent leur manque à gagner.

            — Et voilà, ça recommence comme l’année dernière, râla une dame en passant devant mon stand.

              Je lui demandai des explications qu’elle me donna volontiers.

            — Le concert des « Tambours du Bronx » a lieu chaque année, et remporte un joli succès, mais, normalement, il ne coïncide pas avec  le salon du livre. Sauf depuis deux ans. Suite à une mésentente entre les organisateurs et la municipalité, celle-ci  a avancé la date du concert afin de perturber le salon. Résultat, un fiasco total pour les deux manifestations. Et ce sont nos impôts qui financent leur guéguerre.

            Elle n’était pas contente, la dame. Pas contente du tout.

           —  C’est un privilège de rencontrer des écrivains, de discuter avec eux, de les entendre parler de leur travail… Mais comment voulez-vous échanger trois mots, dans un chambard pareil ?

          Ces mots, cependant, nous les échangeâmes. Car elle m’entraîna sur les rives du Tarn où nous passâmes, au calme, quelques heures exquises.  

        Depuis, nous sommes amies. Mais je n’irai plus jamais au salon de Montauban. Qu’on me prenne en otage, finalement, j’aime pas trop.

     

     


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  •                                          Impure et fière de l’être

     

                Cette histoire remonte à la fin des années cinquante. J'étais en sixième, dans un « pensionnat pour jeunes filles de bonne famille », au fin fond de la Belgique. À cette époque, toute notre éducation était axée sur la pureté, obsession récurrente des religieuses.                

             — Votre corps est le temple du Seigneur, vous lui devez un respect absolu, nous serinaient à l’envi ces excellentes femmes.

             Le péché suprême, c'était « se toucher », selon l’expression consacrée. Nos livres pieux ne parlaient que de ça. L'un d'eux, le plus prestigieux, celui que chaque élève se devait de consulter au moins une fois par jour, s'intitulait Pureté, mon beau souci, et ses préceptes revenaient comme une ritournelle dans les propos de nos enseignantes.

    En revanche, la calomnie, la délation, le racisme, l'exclusion, la discrimination, le mépris, qui se pratiquaient en permanence dans cette communauté d'adolescentes, — et dont certaines d’entre nous souffraient cruellement —, étaient considérés comme de simples broutilles. Nous pouvions tourmenter une pauvre gamine sans défense, la mettre en quarantaine, l'humilier, nous moquer d'elle, bref faire de sa vie un cauchemar de chaque instant, c'était sans importance. Mais se toucher, oh là la ! Ça, c'était grave ! Un acte abject, inexcusable,  qui nous ouvrait en grand les portes de l'enfer—sauf si, bourrelées de remords, nous en demandions pardon à genoux, tête baissée, bafouillant de honte dans l'obscurité du confessionnal.

    J'ignore si certaines de mes camarades transgressaient ce tabou. Avec le recul, la chose  me paraît évidente. Mais moi, j’ aurais jamais osé. Enfin,  jusqu'à ce fameux soir d'avril ...

    J'avais un cafard monstre. Je m'étais disputée avec ma meilleure amie, mes parents me manquaient, mon lit était glacé. J'aurais donné n'importe quoi pour un peu de douceur, des paroles tendres, un sourire complice.

    Au fait, depuis combien de temps ne m'avait-on pas embrassée ?  Deux, trois mois ?

    Ce constat mit un comble à mon désarroi. Je me repliai sur moi-même — pas seulement moralement ; physiquement aussi. C'est-à-dire que je pris, sans vraiment m'en rendre compte, la position fœtale, dos arqué et genoux repliés sous le menton. Puis, comme j'avais les mains froides, je les glissai, d'instinct, entre mes cuisses. Oh, sans mauvaise intention, je le jure ! Mais un démon mutin dut y mettre du sien , car, soudain, quelque chose s’éveilla en moi. Une sensation inconnue, et si agréable qu'elle détourna le cours de mes pensées. Je cessai de grelotter, pour m'absorber dans la chaleur qui irradiait d'un point particulier de mon anatomie, et rayonnait dans tout mon ventre.

    Cette ressource intime m'émerveilla — sans que, dans un premier temps, je fasse le rapprochement entre le plaisir que j'éprouvais et l'interdit que les sœurs m'avaient fourré en tête. (Une telle candeur peut paraître absurde, mais que l'on se reporte à notre ignorance et aux métaphores tarabiscotées dont usaient les adultes à notre encontre, faute d'oser appeler un chat un chat.) Comment aurais-je pu soupçonner que ce que je faisais en toute innocence était justement ce crime mystérieux dont, à mots couverts, on nous rebattait les oreilles ?

    D'ailleurs, qu'est-ce que je faisais, hein ?

    Rien.

    À part bouger un tout petit peu les doigts pour empêcher la chaleur de s'éteindre. Quel mal y avait-il à ça ?

    Il ne me fallut pas longtemps pour m'apercevoir que certains gestes précis, non seulement prolongeaient la sensation, mais l'accentuaient. La rendaient plus aigüe, presque insupportable, mais tellement, tellement bonne.

    Ce soir-là, en poussant plus avant l'expérience je découvris l'orgasme — ce jaillissement cosmique ; cette pluie d’étincelles ; cet essaim d’étoiles butinantes.

    Et je découvris autre chose, aussi, de bien plus important. Lorsque le monde entier vous abandonne, il reste toujours quelqu’un pour vous aimer : vous-même.

    Ainsi, avec mes doigts, dans le silence transi d'un dortoir religieux au fin fond de la Belgique, appris –je à m'aimer. Et acquis-je, de ce fait, une conviction profonde :  l’amour de soi est le premier pas vers l'amour des autres.

    Le lendemain, j’allai à confesse. Mais je ne parlai pas de mon aventure nocturne à l'aumônier tapi dans le noir, oh non ! Les seules fautes que j'avouai étaient celles que je regrettais d’avoir commises : méchanceté gratuite, mesquinerie, égoïsme, rancune, malveillance,  manque de générosité, de gentillesse, d’empathie. Et ces défauts-là, je promis solennellement de m'en corriger.

    Promesse que j'ai tentée de tenir, ma vie durant.

    Par contre, je suis restée impure, et fière de l'être.

     


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  •                                                           Minitel rose


           En vérité, je vous le dis, la boîte où je travaillais, Publications nouvelles (Pubnou pour les intimes) avait inventé le minitel rose. C’est même ce qui lui avait redonné un second souffle quand, après cinq ans de bons et loyaux services, les ventes des revues s’étaient ralenties de manière préoccupante.

             Toutes les formules vieillissent, même les formules magiques. La nôtre : « les exhibitionnistes se racontent, nous publions leurs lettres et les voyeurs se régalent », commençait à battre de l’aile malgré son trait de génie. Lorsque les P&T lancèrent le minitel, ce fut, dans ce domaine, une révolution. Un véritable dialogue put enfin s’instaurer entre les adeptes de ces fantasmes complémentaires  — un dialogue immédiat et vivant, d’où son immense succès.

             Ma direction avait embauché quelques étudiant(e)s chargé(e)s d’animer les réseaux de nos différents labels (3615 Domina ; 3615 Sucette ; 3615 Lesbiana ; 3615 Coquine, etc). Leur mission : retenir le plus longtemps possible les utilisateurs devant leur écran afin qu’ils banquent un maximum  (Le minitel se payait à la minute, et très cher, ce qui explique sa disparition prématurée.)
             Or, un matin, le patron me convoque dans son bureau.

             —  Qui est l’animatrice de l’appareil numéro 2 ? me demande-t-il.

             —  Kathia, une brune un peu boulotte.

             —Il faudra l’augmenter : c’est elle qui a fait les meilleurs scores, ce mois-ci.

             — Ah bon ? Vous êtes sûr ? Parce qu’elle ne vient pas très souvent…

             Vexé que sa parole puisse être  mise en doute, il me sort un listing où je peux constater qu’en effet, le minitel n° 2 totalise un nombre d’heures largement supérieur aux autres.

             Voilà qui est surprenant ! Afin d’en avoir le cœur net, je me rends dans le local des animateurs où Olivier, Manuel et Anne-Lise pianotent consciencieusement sur leur clavier. Mais, comme d’habitude, la place de Kathia est vide.

             — Quelqu’un travaille-il sur le numéro 2 ? interrogeai-je ?

             ­­ — Non, répond Olivier.

              — Sauf la petite, de temps en temps, ajoute Anne-Lise. Elle aime bien venir jouer ici.

             — La petite ? Quelle petite ?

             — Ben ta fille !

             Je fais un bond en l’air. Mélanie, âgée de huit ans m’accompagne souvent au bureau, le mercredi. Elle connaît tout le monde et tout le monde l’adore.

             — Vous la laissez toucher aux minitels ?

             — Bien sûr ! Pourquoi on l’en empêcherait ? Elle se débrouille comme un chef.

             ­ — Mais que fait-elle ?

             ­ — Elle raconte des histoires aux utilisateurs, je crois.

             De mieux en mieux ! Un grand vide au creux de l’estomac, je me rue sur le téléphone.

             — Allo, Sylvain, Mélanie est là ?

             — Oui, elle rentre à l’instant de l’école.

             ­— Tu me la passes ?

             — Maman ? fait une petite voix tranquille au bout du fil.

             — Qu’est-ce que tu as fabriqué sur le minitel du bureau ?

             — J’ai parlé avec un monsieur.

             — Et que lui as-tu dit ?
             — Que j’étais une libellule qui volait de fleur en fleur.

             Non, ce n’est pas possible, je fais un cauchemar  ! Ma fille drague les pédophiles !

             — Et lui, il t’a dit quoi ?

             — Que mon histoire était drôlement jolie et qu’il voulait connaître la suite. Il va se connecter mercredi pour la lire.

             Cette fois, la coupe est pleine. Avec un : «  Faut qu’on parle, toi et moi, ma chérie » lourd d’angoisse, je raccroche et fonce à la direction. Parce que bon, nous nageons en pleine illégalité, là. Si la brigade des mineurs nous tombe dessus, je ne donne pas cher de notre peau. Il ne nous restera plus qu’à mettre la clé sous le paillasson !

             Contrairement à ce que je redoutais, le patron prend les choses avec philosophie.

             — Plus question que votre gamine touche à nos minitels, déclare-t-il. En cas de contrôle, ça chaufferait. Par contre, il faut saisir cette opportunité. Dès demain je dépose « 36 15 Libellule » et je lance une campagne d’affichage.

             — Qui l’animera ?  

             —Anne-lise et Manuel... s’ils y arrivent.  Le cul, c’est à la portée de n’importe qui, pas les « jolies histoires ».  Mélanie ne pourrait pas leur donner quelques leçons ?

     


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