•                                               La glacière

     

             L’anticonformisme n’est pas toujours de tout repos, même dans les petits détails de la vie quotidienne. L’une de mes nièces ayant pété la fermeture-éclair d’un sac réfrigérant Ben & Jerry’s, je le récupérai.

             — Il  me servira de sac de plage, expliquai-je. Et comme l’intérieur est plastifié, ce sera l’idéal pour les serviettes humides.

             — Tu vas être ridicule, me prévint ma nièce en riant. A ton âge, détourner les objets… ! Tu ne préfères pas que je t’en offre un vrai, de sac de plage ?

             —Pas question, celui-là me plaît beaucoup. Il est très rigolo avec ses taches de vache.

             Faisant fi des avis de la jeune génération, j’enfournai mon foutoir dans le sac en question.

             Mal m’en prit. Quelques jours plus tard, comme je passais à la caisse du Leclerc de Gaillac :

             — Veuillez ouvrir vos poches plastique, demanda la vendeuse d’un air suspicieux.

             Je m’exécutai de bonne grâce. Depuis que les supermarchés ne fournissent plus leurs propres emballages, il y a, paraît-il, recrudescence de vols.

             — La glacière aussi, s’il vous plaît. 

             — Ce n’est pas une glacière, c’est mon sac à main, protestai-je. Vous n’avez pas le droit de fouiller le sac des clients.

             — Mais leurs glacières, si !

             Bien que Michel, qui rangeait les courses dans le caddie,  fît chorus avec moi, la caissière ne voulut rien entendre. Elle se conformait aux  instructions de sa direction, point barre. S’ensuivit une discussion assez vive, au terme de laquelle j’exigeai :

             — Appelez-moi le directeur du magasin !

             Dix minutes plus tard, un homme grassouillet nous rejoignait, suivi d’un vigile en bonne et due forme.

             — Madame refuse d’ouvrir sa glacière, expliqua la caissière.

             — Ce n’est pas une glacière, c’est mon sac à main.

             — Non, madame, c’est une glacière, intervint le vigile. Nous vendons les mêmes au rayon surgelé.

             — Peut-être, mais j’ai bien le droit d’utiliser une glacière comme sac à main, si ça me chante. Et dans celle-là, il y a mes effets personnels.

             —Alors, laissez-nous vérifier.  

             La controverse eût pu durer longtemps, mais la file d’attente commençait à grogner, si bien que, d’un geste rageur, je retournai mon « sac » sur le tapis roulant, éparpillant pêle-mêle son contenu : un sweat de rechange, une boîte de Doliprane, trois stylos à bille, mon porte-monnaie, ma pochette carte bleue-carte vitale-chéquier, mon agenda, une ordonnance médicale, des Kleenex usagés, un tube de gel lubrifiant à moitié entamé, mes lunettes de secours, des pastilles pour la toux, une paire de chaussettes sales — bref le bordel intime d’une sexagénaire un tantinet foutraque.

             Tandis que mes interlocuteurs survolaient le tas d’un œil mou, j’affirmai haut et fort —pour que tous les clients l’entendent :

             — Je ne mettrai plus jamais les pieds dans ce magasin de merde !

             Puis, ramassant vite fait mes petites affaires, je tournai les talons et m’éloignai dignement, escortée par la voix pragmatique de la caissière :

              — N’empêche qu’une glacière, c’est pas un sac à main !

             Dont acte.

     


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  •               Ô mes petites amoureuses

             Que je vous hais !

                                          (Arthur Rimbaud)

     

             Je les avais surnommées Daisy et Cochonnette, allez savoir pourquoi. Pure méchanceté de ma part, sans aucun doute. Car si la seconde, rose et potelée, faisait honneur à son sobriquet, sa copine, en revanche,  ne ressemblait en rien à la fiancée de Donald Duck— hormis, peut-être, des talons hauts un peu trop larges et un frétillement excessif du croupion. Qu’importe, d’ailleurs ? Je les détestais. Pourquoi ? La raison ne me fait pas honneur : j’imitais simplement ma mère.

             — Voilà les coureuses de curés, disait-elle en les suivant des yeux,  tandis que, bras-dessus, bras-dessous, elles se dirigeaient vers le presbytère.

             L’expression me faisait frémir, pour ce qu’elle suggérait de désirs sacrilèges, de débordements charnels, de mal à l’état brut. D’autant que maman s’en gobergeait avec une complaisance suspecte.  Elle n’était pas la seule, d’ailleurs : l’épicerie, dont la proximité avec l’église faisait un excellent observatoire, servait de  QG à une poignée de bigotes à la langue bien pendue. C’était à elles, je le compris par la suite, que Daisy et Cochonnette devaient leur sulfureuse réputation. Nouvellement installées dans le quartier, ces deux quadragénaires étaient vite devenues la cible favorite de toutes les médisances. Ce qu’on leur reprochait ? Leur assiduité au confessionnal, les jours où officiait notre nouveau vicaire, un jeune prêtre flamand frais-émoulu du séminaire de Gand… C’est peu, me direz-vous, mais largement assez pour que courent sur elles les bruits les plus abjects.

             — Elles sont arrivées en même temps que lui, précisaient les commères, qui n’en étaient pas à un mensonge près.  Ce sont des Gantoises, ça  s’entend à leur accent. Elles l’ont poursuivi jusqu’ici, et ne cessent de le harceler. Le pauvre garçon ne peut pas faire trois pas sans qu’elles lui collent au train.

             Et d’énumérer les circonstances — vraies ou imaginaires — où s’étaient affichées les manigances des pécheresses.

             —A la procession, avez-vous remarqué comme elles le regardaient ? J’en étais gênée pour lui ! Et à la communion, dimanche dernier ? La plus grosse a  ouvert une vraie bouche de vicieuse pour qu’il y mette l’hostie.  Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu’il résiste à la tentation ?  C’est un homme, après tout.

             De l’avis général, Cochonnette était sa maîtresse, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Leur familiarité ne datait pas d’hier…

             Maman, qui se faisait l’écho de ces ragots, nous les rapportait fidèlement. Elle en rajoutait même quelques-uns de son crû, que je gobais avec avidité et m’empressais de colporter à mon tour.

             A la longue, papa en eut marre.

             —Il y a trop de cancans autour de cette affaire, décréta-t-il. Je veux savoir la vérité.

             Et  plutôt que de prêter l’oreille aux racontars, il s’adressa au principal intéressé — c’est-à-dire le vicaire lui-même.

             La réponse de ce dernier remit les pendules à l’heure. Cochonnette n’était pas sa maîtresse, mais sa sœur. Quant à Daisy, il l’avait connue au couvent où il était aumônier, et elle novice. Ayant rompu ses vœux pour cause de dépression, elle s’était retrouvée dans une grande solitude. Pris de pitié, il l’avait confiée à sa sœur qui, depuis, lui servait à la fois de tutrice et de compagne.

     

             Cet émouvant récit eût dû, en toute logique, clore le bec aux commères. Mais l’être humain étant ce qu’il est, un nouveau bruit, encore plus croustillant,  remplaça aussitôt l’ancien : les deux femmes étaient des lesbiennes. Dès lors, des petits rires égrillards s’élevèrent sur leur passage  et on ne les surnomma plus que « Broute-minou ».

     


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  •                                        Mensonge d’une nuit d’été

     

             Rien n’allait plus, entre Alex et moi. Après une quinzaine d’années de vie commune, la routine, les petits désaccords et les problèmes de fric avaient eu raison de notre amour.  Du coup, j’étais en manque, et compensais mes frustrations en rêvassant comme une ado.

             Cet été-là, invités par des amis qui vivaient dans les Cévennes, nous logions sous la tente au beau milieu d’un bois. Or, pure coïncidence, nos hôtes traversaient, eux aussi, une crise de couple, de sorte que Jérôme, bûcheron de son état, fuyant le domicile conjugal, s’était aménagé un logement sommaire dans la petite cabane où il rangeait ses outils. Il n’en fallait pas plus pour que mon imagination galope… Mettez-vous un instant à ma place : Alex dormait, moi pas. Assise devant la tente, je fumais en écoutant les murmures de la nuit et,  telle Lady Chatterley,  émoustillée par le brame d’un garde-chasse en rut, j’imaginais Jérôme avec son torse brun, ses épaules musclées, sa barbe de trois jours, tournant dans sa cabane comme un lion en cage. Si on ajoute à ça les lueurs de la pleine lune qui filtraient entre les branchages, le chant des grenouilles dans l’étang voisin,  et le hululement feutré des hiboux, rien ne manque au décor. Rien… sauf les protagonistes :  la lady Chatterley à la petite semaine (c’est-à-dire moi) et le bel animal qui faisait battre son cœur.

             Il fallait sans tarder réparer cette lacune. Perdant toute retenue, je me glissai furtivement dans la végétation pour gagner à pas de loup la clairière de l’esseulé. 

             Par chance, une lanterne suspendue à un arbre m’en indiquait l’emplacement  (sans quoi, je me serais sûrement perdue dans le noir). Se trouvait-elle là à mon intention ? Je me plus à le supposer. 

             « Jérôme a-t-il deviné mes sentiments ? me demandais-je, en proie à un émoi qui allait crescendo. Les partage-t-il ? Attend-il ma visite dans la fièvre du désir, prêt à m’ouvrir les bras dès que j’apparaîtrai ? »

               J’en frissonnais d’avance, m’efforçant de zapper la somme d’emmerdements à laquelle  m’exposerait cette escapade nocturne si elle venait à se savoir.  (Alex était jaloux et la femme de Jérôme, encore plus).

             Parvenue au terme du périple, j’hésitai longuement. Que faire ? Suivre mon impulsion et gratter à la porte, quitte à bousiller deux ménages ? Ou attendre sagement le lever du jour pour regagner ma tente, sans m’être livrée à de folles débauches ?

             Le dilemme fut cruel, les tergiversations nombreuses et virulentes, mais au terme d’un combat douloureux, le bon sens triompha. L’aube me trouva couchée auprès de mon mari .

             — Vous avez bien dormi ? s’enquit Jérôme, en nous apportant le café. Moi, je n’ai pas fermé l’œil : une bête a rôdé autour de ma cabane la moitié de la nuit. J’ai même failli lui tirer dessus, parce que les sangliers pullulent, dans le coin, et un cuissot au barbecue, miam ! Mais quand je suis sorti, elle avait disparu. Tant mieux pour vous, remarquez : les coups de feu vous auraient certainement réveillés !

     

             Nom de nom, un peu plus, je prenais du plomb dans la cervelle !


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  •                                      Vos gueules, les critiques !

     

             Je vous entends d'ici : « Mais on ne peut pas refuser les critiques, voyons ! Elles sont constructives ! » Ah bon ? Première nouvelle.  Et elles construisent quoi, s'il vous plaît ?         

             Celui qui crée se met en danger. Il dénude son âme et offre ses tripes à tout venant. S'autoriser à cracher dedans, c'est constructif ?

             Toute opinion étant, par essence, subjective, à quelle sorte de "constructivité" peut-on prétendre ? Le critique s'attend-il à ce que l'auteur, à la lueur fulgurante de ses remarques, découvre enfin sa voie ? Qu'il se renie subitement, après cette Révélation ? Bref, qu'il modifie sa propre perception des choses au profit de celle d'un inconnu ? Et pourquoi cet inconnu-là plutôt qu'un autre ? Il y a autant de subjectivités que de lecteurs ; où irions-nous si chacun d'entre eux apportait son grain de sel "constructif" à l'édifice ?

             En fait, qu'est-ce que la critique, si on y réfléchit ? Un acte de sadisme gratuit, le plus souvent. La vengeance de celui qui, pour une raison qui lui est propre, ne s'est pas "retrouvé' dans une œuvre et le fait payer à son auteur, acculant ce dernier à deux extrémités : encaisser en silence (en feignant une indifférence dont personne n'est dupe), ou se justifier (depuis quand un auteur doit-il "justifier" ce qu'il crée, comme s'il s'agissait d'un délit ?). Dans les deux cas, "l'accusé" morfle, et salement.

             Je ne vois vraiment rien de constructif là-dedans !

             Récemment, lors d'une animation en province, une documentaliste a cru bon de me remettre, sous forme de rédactions, quelques critiques d'élèves de quatrième. J'étais à même d'assumer ça, n'est-ce pas ? C'est insensible, un écrivain ; caparaçonné comme un chevalier du Moyen-Age ! Et quand un gamin de 14 ans se permet de lui jeter au visage, avec la bénédiction de ses enseignants : « Votre livre est dénué de tout intérêt, aussi bien dans l'histoire, mauvaise, que dans le style, enfantin.  Quand on ne sait pas écrire, on change de métier », ça lui glisse dessus ! Ben voyons...

             Je tiens à préciser que, dans ce cas de figure, je ne mets pas les gosses en cause. On leur  dit : « Allez-y ! », ils y vont, et avec l'inconscience de leur âge. C'est le manque de discernement des adultes, leur octroyant le droit de piétiner aussi allègrement le travail d'autrui, qui me sidère.

             Et je ne parle pas des affligeants articles de ces mêmes adultes, s'improvisant journalistes pour vomir leur fiel dans des revues "inter C.D.I." comme il en naît aujourd'hui par dizaines, aux quatre coins de la France !

             « Mais alors, si on ne peut ni le critiquer ni le sanctionner, que fait-on d'un livre qu'on n'aime pas ? » me direz-vous. Ce qu'on veut. On le referme, on le fiche à la poubelle, on se torche avec au besoin. Mais on ne le renvoie pas dans la tronche de l'auteur.  Ça, c'est inacceptable. Vous trouvez une œuvre ennuyeuse, incompréhensible, malsaine, sans intérêt ? N'en parlez pas. Votre silence sera aussi éloquent qu'une bordée d'insultes, mais fera moins de dégâts. J'ai connu des génies tués dans l'œuf par des paroles malveillantes. Des gens bourrés de talent qu'une critique imbécile a fait taire à jamais...

             Alors, par pitié, que vous soyez gamin, journaliste, libraire  ou enseignant, un peu de modestie : votre vérité n'est pas universelle, elle ne concerne que vous. Si un livre (ou un film, ou une pièce de théâtre, ou un tableau... la liste n'est pas exhaustive) ne vous plaît pas, OUBLIEZ-LE. Laissez-le vivre sa vie en-dehors de vous, sans vous ériger en juge ou en censeur. Cette attitude se nomme le respect, et ça, au moins, c'est constructif !

     

     


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  •                          Joyeux anniversaire ! (suite du chapitre 33)

     

             Le lendemain, lorsque la famille, les amis, les voisins  (et le gâteau) débarquèrent à la maison, Michel, armé d’une scie et d’un marteau, s’échinait à remettre  le sommier branlant sur ses quatre pieds. L’œuvre s’acheva sous les applaudissements, et sitôt que  notre lit fut opérationnel, tout le monde entonna Happy Birthday to you.

             Le soir même, avec Michel, nous testâmes sa solidité. Ce fut mon plus joli cadeau d’anniversaire.

     


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