•                                           Tu seras un homme, mon fils

     

               La cour de l’école d’Aubervilliers n’étant séparée de la rue que par un grillage à claire-voie, j’avais pris l’habitude d’aller faire mes courses à l’heure de la récréation. Cela me permettait de voir Frédéric en passant — le plus souvent à son insu.

               Or, ce jour-là, au lieu de jouer avec ses camarades, il affrontait, seul, une demi-douzaine de gamins braillards.  Sa posture menaçante : dos au mur, poings en avant, dents serrées, lippe mauvaise, me mit aussitôt la puce à l’oreille. Cette fois, il ne s’agissait pas d’un jeu ; mon fils était bel et bien prêt à en découdre.

               Un peu inquiète, j’appelai la surveillante pour lui demander des explications. Elle me les donna volontiers.

                Comme il avait plu la nuit précédente, la cour était pleine d’escargots que les enfants s’amusaient à piétiner. En ardent défenseur des animaux, Frédéric s‘était empressé de ramasser les survivants, les avait entassés dans un coin, et montait la garde devant. Quiconque approchait des gastéropodes était refoulé sans pitié.

               Cette attitude chevaleresque amusait visiblement l’institutrice. Moi, elle me chavira. Le poème de Rudyard Kipling « Tu seras un homme, mon fils » me revint aussitôt en mémoire, et je criai :

               — Bravo, mon chéri ! Je suis fière de toi !

               Dopé par cet encouragement, Frédéric, perdant toute mesure, fonça tête baissée sur le plus proche assaillant qui se retrouva à terre, le nez en sang.

               Tout en l’emmenant à l’infirmerie, l’institutrice me décocha un regard noir.

               — Ah là là,, voilà ce qui arrive quand on laisse les parents se mêler de la vie scolaire ! lança-t-elle à sa collègue, suffisamment fort pour que je l’entende.  

               Dans la semaine qui suivit, le grillage fut remplacé par une palissade opaque. Et désormais, je fis mes courses l’après-midi.

     

     


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  •                                                  Odeur de sainteté

     

               D’où ma mère tenait-elle cette stupide conviction ?  De quelque revue féminine d’après guerre, sans doute. Ou alors, d’une voisine, naturopathe avant la lettre. A moins qu’un petit plaisantin sans scrupule, connaissant sa crédulité, n’ait eu envie de rire à ses dépens…

               Bref, elle affirmait que pour avoir de beaux cheveux, il fallait les badigeonner avec sa propre urine. Pas de la vieille pisse macérant au fond des WC, non : le pipi tout frais du réveil que, pour mieux me leurrer, elle nommait « la rosée ».

               Car, non contente d’appliquer cette méthode sur elle-même, elle m’obligeait à l’imiter, ce qui, bien sûr, me révulsait. Mais comment, à huit ans, faire valoir son droit à l’hygiène ? Contre l’autorité maternelle, je n’étais pas de taille… En dépit de mes protestations, je partais donc chaque matin en classe avec une chevelure humide qui, au fil des heures, commençait à « sentir ».

               N’ayons pas peur des mots : je puais littéralement. Et plus le temps passait, plus l’âcre fragrance m’incommodait — comme elle incommodait mes petites camarades. Si bien que ces dernières, ayant vite repéré l’origine de l’odeur, s’empressèrent de chuchoter à la ronde  : « Y a Anne qui a fait pipi dans sa culotte ». Gloussements et ricanements saluèrent cette accusation que, d’ailleurs,  je ne démentis point. À tout prendre, je préférais passer pour une pisseuse plutôt que d’avouer mes honteuses pratiques. C’était moins humiliant pour moi et ma famille.

               A dater de ce jour, je pris l’école en grippe. Car les élèves fronçaient le nez sur mon passage, se pinçaient ostensiblement les narines ou me montraient du doigt avec des « psss, psss, psss » narquois. Quant aux maîtresses, me croyant incontinente, elles jugeaient opportun de m’expédier aux toilettes le plus souvent possible, ce qui, en quelque sorte, officialisait ma réputation

     

               Par chance, la nature humaine est pleine de ressource. Lassée de cet enfer, je trouvai la parade. Afin d’échapper au rituel matinal responsable de mes malheurs, je pris l’habitude de me lever aux aurores. M’étant soulagée  dans le pot ad hoc, j’en vidais le contenu par la fenêtre (nous n’avions pas de salle de bains) et le remplaçais par de l’eau pure dont, ostensiblement,  je me frictionnais le crâne.

               — Tu vois comme tes cheveux sont forts et brillants, disait ma mère, ravie. C’est grâce à ta rosée. Si tu veux avoir de jolies boucles, plus tard, il faudra continuer lorsque  tu seras grande.

               J’acquiesçais avec conviction, trop heureuse qu’elle ne vînt pas renifler ma tignasse.

                Satisfaite, elle souriait :

               — Bravo, tu es une bonne petite.

               Voilà ce qui s’appelle « être en odeur de sainteté ».

     


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  • Ainsi disparut Leonor Westwood

     

                Début 90, un éditeur en vue — appelons-le Laurent —, me téléphone. Il projette de créer une collection de romans policiers féminins, sur le modèle anglais. Le Club Agatha, ça s’appellera. Deux autres écrivaines sont déjà partantes, et il souhaiterait ma collaboration. Son unique exigence est que nous signions d’un pseudonyme anglo-saxon. No problemo, en ce qui me concerne.

                — Avant de te donner le feu vert, j’aimerais quand même avoir un aperçu de ce que tu nous proposes, ajoute Laurent tandis que nous discutons des modalités.

                 Or, il se fait que Jean Rollin, directeur de la collection Frayeur, au Fleuve noir, vient de me refuser mon dernier manuscrit, « Poison », trop bâtard à son goût. L’histoire commence comme un polar et, au bout d’une centaine de pages, vire au fantastique. Ce mélange de genre lui déplaît car, à ses yeux, dénouer une intrigue policière par le biais du fantastique est la solution de facilité. A priori, il n’a pas tort, mais ce n’est pas l’avis de Laurent qui préfère juger sur pièce et me réclame l’ouvrage en question.

                En fait, après lecture, son opinion rejoint celle de  son prédécesseur.

    — J’aime énormément la première partie et tous les éléments que tu y mets en place, m’explique-t-il, mais vire-moi le fantastique et résous ton énigme toute seule comme une grande. En plus, je veux que ce soit ce personnage-là le criminel, et pas un autre.

                Non mais, quoi encore ? Qui c’est l’auteur de l’histoire ? Lui ou moi ?

                Effarée par ses exigences, je commence par refuser. C’est la quadrature du cercle qu’il me demande là !  Un truc impossible ! Mais bon, à la réflexion, le défi m’excite. Je remanie complètement le texte, bâtis une nouvelle trame et, ma foi, ne m’en sors pas trop mal. Si bien que trois semaines plus tard, je lui apporte la seconde mouture qu’il accepte sans hésitation.

                 Il ne me reste plus qu’à choisir un pseudo. Leonor Westwood recueille tous les suffrages, et la secrétaire prépare le contrat.

                Contrat que je ne signerai jamais car, le lendemain matin, un coup de fil de Laurent me tire du lit : le directeur commercial saborde la future collection, qu’il estime d’avance vouée à l’échec.

                — Heureusement qu’on a pris notre temps, conclut placidement Laurent. Si notre service juridique avait enregistré ton dossier, il aurait fallu tout annuler ; tu imagines la galère ?

           La galère, ouais, c’est le mot juste. Trois semaines de boulot fichues à l’eau…

                — Bah, ne râle pas, va, me réconforte-t-il.  Tu replaceras « Poison » ailleurs.

    Je bondis :

                — Formaté comme il est ? Tu rigoles ? Personne n’en voudra.

    — Pourquoi ? Ça n’enlève rien à ses qualités. On ne se rend même pas compte que tu l’as traficoté.

              

               J’ai replacé « Poison », en effet. Cinq ans plus tard. Dans mon gros recueil paru aux édition Bragelonne sous le titre : « Les filles mortes se ramassent au scalpel ». Un recueil signé Gudule, bien sûr. Pas Leonor Westwood, tombée aux oubliettes avant même d’exister.

     

     

     

     


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  •                                                      Troc

     

        Ostende, fin des années 80. Le long du port s’alignent les étals des marchands de « friandises des mers ». Des dizaines de spécialités (rollmops, crevettes sauce piquante, surimis, sardines en saumure, croquettes de cabillaud, copeaux de saumon fumé, friture d’éperlans…), venues de Hollande, des pays scandinaves ou même du Japon, y sont proposées aux promeneurs dans des petites barquettes à consommer sur place. Avec Sylvain, on adore ça, de sorte qu’à chaque séjour chez mes parents, nous nous offrons une escapade dans ce paradis gustatif. Quoi de plus agréables que de grignoter, assis sur le quai, les pieds dans le vide, tandis que les mouettes nous rasent en criaillant, dans l’espoir d’obtenir un peu de nourriture ?

         Et elles y arrivent, les bougresses ! De guerre lasse, on finit toujours par leur tendre un bout de poisson ou de crustacé qu’elles attrapent au vol, sans même ralentir. L’ennui, c’est qu’après ça, pour s’en débarrasser… !

        Ce jour-là, harcelés par une demi-douzaine de volatiles opiniâtres, nous tentons vainement de protéger notre repas, au risque de se faire picorer le crâne comme dans « Les oiseaux » d’Hitchcock. Sylvain agite les bras avec des « barrez-vous, sales bêtes » tonitruants ; je postillonne tous azimuts des « pchhht ! pchhht ! » dérisoires, puis, devant l’inutilité de nos efforts, je pose ma barquette sur le sol en lançant vers le ciel :

         — Bon, d’accord, servez-vous, bande de boulimiques ! Moi, je n’ai plus faim, de toute façon.

       Comme si elles n’attendaient que ça, les mouettes s’abattent sur la provende offerte et l’enfournent goulument. Puis une fois la dernière bouchée avalée, la meute ailée s’envole en nous bombardant de fiente.

        Donnant-donnant, quoi !

     

     


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