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    VISITE D’AMIR (SUITE)

     

             Lorsque Amir descend du train, ils l'attendent sur le quai. Ce qui le met mal à l'aise, mais il n'en laisse rien paraître. 

    — Je ne pensais pas que tu serais là, se contente-t-il de remarquer, en repoussant Rose pendue à son cou.

    — C'est Etienne qui m'a amenée, explique-t-elle, un peu décontenancée par sa froideur. On voulait te faire la surprise…

    Les deux hommes se mesurent du regard, puis se saluent fort civilement. Et durant tout le trajet du retour, s'observent du coin de l'œil, l'un se demandant quel lien unit sa femme à ce karaköz*, et l'autre pourquoi Rose a été convoler avec ce pôurichinèle* au lieu de l'épouser, lui.

     

     

                                        * Karakôz : bouffon, en arabe                                               *Pôurichinèle : bouffon, en wallon

     

     

                                                *

     

    Rose, qui c'est ce type ?

    Mon ami d'enfance, je t'en ai parlé mille fois.

    Il ne me plaît pas beaucoup.

    — Oh, toi, tu es jaloux !

    N'importe quoi ! Je donne juste mon opinion.

    Qu'est-ce que tu lui reproches ?

    Rien de particulier, il ne me plaît pas, c'est tout.

    Et moi, je te plais ?

    Pour toute réponse, Amir l'enlace.

    Oui, je te plais, constate-t-elle entre deux baisers.

     

     


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    PETIT RESTO EN TÊTE À TÊTE

     

    Trois jours plus tard, à dix-huit heures tapantes, Rose, laissant ses fils aux bon soins de "Dida", embarque donc dans la 4L pour une petite virée "en ville".

    Ce face-à-face lui en rappelle un autre, qu'en dépit des années elle n'a pas oublié. Que de fois la soirée à Ostende *, dans les flonflons du 21 juillet, lui est revenue en mémoire ! Surtout depuis son arrivée à Liège… Elle se revoit, dansant avec Étienne sous le chapiteau d'un bal sordide. Comme il la serrait fort ! Comme il était ému ! C'eût été si facile, à ce moment-là, de lui faire endosser la paternité de Grégoire. Il aurait suffi que Rose lui abandonne sa bouche et se laisse glisser… À quoi ressemblerait sa vie, si elle avait cédé à cette tentation ? «À celle d'une femme de chasseur », s'était-elle dit alors — ce qui avait justifié sa fuite. « Ou d'une femme de médecin ? » pense-t-elle aujourd'hui.

    Elle l'observe à la dérobée. Durant les cinq années qui viennent de s'écouler, son visage, resté si longtemps immature, a perdu son aspect poupin. Ses joues se sont creusées, quelques rides apparaissent déjà au coin de ses yeux — la peau des blonds se flétrit plus vite que celle des bruns. Son accent traînant a fait place à un parler plus énergique, plus réfléchi ; il a perdu ses airs de petit paysan mal dégrossi.

    « Me plairait-il, si je le rencontrais maintenant, se demande Rose. En supposant que je ne sois pas mariée, évidemment ! »

    Force lui est de s'avouer que oui.

    « Ceci dit, si je l'avais épousé, je n'aurais jamais connu ni Amir, ni le Liban. Et Olivier n'existerait pas… En revanche, Grégoire aurait une chouette grand-mère, et on vivrait dans un endroit génial. À proximité de tante Ida, qui plus est ! »

    Les suppositions de cette sorte l'ont toujours fascinée. Elle pousse parfois le raisonnement jusqu'au vertige. Jusqu'à entrevoir, tel un gigantesque écheveau de laine, l'enchevêtrement des milliers de chemins qu'engendrent chacun de nos choix, et dont un seul —et pas toujours le meilleur — trace notre destinée.

    « Faudra que je mette tout ça dans mon bouquin », se dit-elle, comme la voiture se gare place Saint-Lambert.

    L'ambiance de la taverne est douillette, le menu délicieux. Le patron truculent et direct.

    — Avéf bin magni, avou vosse crapaude, m'fi ? demande-t-il à Etienne, en lui apportant l'addition.  

    Oufti, c' n'est nin m'crapaude, cislàl ! Djil vodreu bin, allé !

    Awè, dji comprin çoula : c'est'inne mamée pitite bocelle, énon.

    Merci, rit Rose.

    Tu comprends le wallon ? sursaute Etienne.

     — Bien sûr . C'est toi qui me l'a appris, quand nous étions petits.

    Et tu t'en souviens ?

    J'ai une mémoire d'éléphante.

    Elle rit encore.

    Heureusement que tu n'as pas dit du mal de moi !

    Ni surtout trop de bien…

     

    Sous-titres :

    — As-tu bien mangé avec ta fiancée, mon garçon ?

    —  Ce n'est pas ma fiancée, celle-là ! Je le voudrais  bien, allez !

    — Ah oui, je comprends ça : c'est une mignonne petite jeune fille, hein !

     

     

     

     


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    VISITE D’AMIR

     

    Conséquence immédiate du retour à la normale : Amir annonce son arrivée pour le week-end suivant.

    — J'ai un train qui me dépose aux Guillemins* vendredi, à 22 h 38. Tu pourras venir me chercher ?

    — Bien sûr, se réjouit Rose. L'ennui, ajoute-t-elle après un instant de réflexion, c'est que tante Ida ne conduit pas…

    ­ ­— Tant pis, je prendrai un taxi.

    Mais, le soir même :

    — Moi, je peux t'accompagner, propose Etienne à qui elle fait part de ce fâcheux contretemps.

    T'as une bagnole, toi ?

    — Oui, une 4L. Tu ne l'as jamais remarquée ? Je la gare toujours sur le terre-plein, devant chez ta tante. Parce que la rue Gaillard-cheval, hein, pour les amortisseurs… !

    Rose accepte avec empressement.

    — On pourrait manger un morceau, avant, suggère Etienne. Je connais un très bon restau, à deux pas de la gare : Todi les krompirs*. Le patron est un ami, il fait des carbonades* à se rouler par terre.

    Va pour les carbonades.

    Tant Ida, consultée, donne sa bénédiction.

    — Je vous préparerai des gaufres, pour le souper, annonce-t-elle aux enfants. Et on écoutera la suite de "Pierre et le loup" sur le magnétophone d'oncle Paul.

    Le programme emballe Grégoire et, par ricochet, Olivier.

    Elle est gentille, hein, tante Ida, dit Rose à ce dernier.

    Zenti Dida, approuve le petit garçon.

    Comment m'a-t-il appelée ? s'esclaffe la tante.

    Dida. C'est trognon, non ?

    Le surnom lui restera.

     

     

           * Les Guillemins : gare de Liège

           * Todi les krompirs : Toujours les pommes de terre

            * Carbonades : plat de viande typiquement belge


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    CONSTAT DÉSABUSÉ

     

     

             L'insurrection, ayant atteint son paroxysme dans la troisième semaine de mai, s'apaise début juin. Au grand soulagement de Rose qui, à présent, suit assidument l'actualité.

     Des années plus tard, quand mai 68 sera devenu mythique, elle regrettera de ne pas y avoir participé.

    « J'avais l'âge, se dira-t-elle.  J'étais (presque) au bon endroit. Et je suis restée planquée pendant que se décidait le sort de ma génération. Dire que, si j'avais été un peu plus dynamique, j'aurais pu y jouer un rôle… »

    Et elle se fustigera :

    « T'as loupé le coche, ma fille. Par manque de discernement, par lâcheté, par paresse, tu es passée à côté de ton rendez-vous avec l'Histoire ! »

    Ce constat désabusé, nous le faisons tous un jour ou l'autre, hélas. Et pas uniquement par rapport aux événements. Etre contemporain d'une personne qu'on admire et ne pas croiser sa route, ne serait-ce qu'une seule fois, quel gâchis! Pour les fans de Napoléon, de Gandhi ou de Louise Michel, la question ne se pose pas, évidemment, mais lorsqu'on a la chance de vivre à la même époque que son idole ! Quand parmi les infinités de combinaisons possibles, le hasard – ou le Destin —nous pose à ses côtés sur le ruban du temps !

    « Un jour, je rencontrerai Louis Aragon, s'était toujours dit Rose, que les vers du poète transportaient au-delà de tout. Il faut qu'il sache tout ce qu'il représente pour moi. Je suis née trop tard pour Prévert et Rimbaud, mais lui, parole d'honneur, je ne le raterai pas ! »

    Il est mort avant.

     

     


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