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                                           LA GUERRE DES ÉPOUSES

     

       Avec le printemps, Zouk s'emplit de parfums et de chants d'oiseaux. Mais en dépit des charmes de la belle saison, Amir et Rachad n'en démordent pas, se heurtant —­ et le mot n'est pas trop fort — à l'opposition farouche des deux femmes.

                — Font chier, ces branques, avec leur lubie, râle Rose, suite à une prise de bec plus éprouvante encore que de coutume.

    Son mari lui a annoncé de but en blanc que Gabriel Askar avait sauté le pas. 

                — Il vient de louer un grand studio derrière le parc des Buttes-Chaumont et propose de nous héberger le temps qu'on trouve un logement, a-t-il précisé, mine de rien.

    Et Rose de siffler, furibonde :

    Il peut toujours attendre.

              — Merci de tenir compte de mon avis, a rétorqué Amir, piqué au vif. 

    Vas-y si tu veux mais je te préviens, sans moi.

    Le ton est monté, forcément.

    C'est du chantage, criait Amir.

                — Non, de la raison,  répliquait Rose. Tu ne m'entraîneras pas dans cette aventure, et les enfants non plus. L'émigration, j'ai déjà donné, figure-toi, et je n'ai pas l'intention de rempiler. J'ai fait ma vie ici, j'ai un job, une maison, une famille, pas question de repartir à nouveau à zéro.

    Et mes aspirations à moi, qu'est-ce que tu en fais ?

    Je m'assois dessus.

    Égoïste !

                — L'égoïste, c'est toi. Ta femme et tes gosses, tu t'en fous. Il n'y a que ton ambition qui compte.

    Si tu m'aimais, elle compterait aussi pour toi.

    Si tu m'aimais, tu ne me demanderais pas de tout quitter.

       À la fin, Rose a pris Olivier sur ses bras et s'en est allée en claquant la porte, suivie d'une Julie, la queue basse.

     

                                                 *

     

    Font chier, font chier, font chi…

                — Parle au singulier, coupe sèchement Omane. Mon mari a beau être influencé par le tien, il ne s'opposera jamais à ma volonté.

    Tu as bien de la chance : ma volonté à moi, Amir s'en fout. 

    Omane, souveraine :

    Refuse-toi à lui, c'est une bonne tactique.

    Alors Rose, outrée :

                — Ça va pas, la tête ? Tu voudrais que je me punisse, en plus?

     

     


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                                                          AH ! PARIS !

     

       Dès lors commence — si Rose s'attendait à ça ! — un bras de fer entre eux deux. Parce que, lorsqu'Amir parle de s'installer en Europe, ce ne sont pas des propos en l'air.

                — Tu comprends, ici, je n'ai pas d'avenir, argumente-t-il. Il n'y a aucun débouché, aucune carrière possible. Tu me vois continuer les petits concerts dans les hôtels jusqu'à la fin de mes jours, franchement ? Tandis qu'à Paris ! Ah, Paris ! C'est de là que tout part, là que tout aboutit.

                — Mais on ne connaît personne, proteste Rose. Ici, au moins, on a une famille, une maison... On existe, tu comprends ?

                — On n'existe pas, on stagne. Ton roman, quand tu l'auras fini, qui le publiera, hein ? Tu ne trouveras même pas une maison d'édition digne de ce nom dans tout le Moyen-Orient.

    D'un geste désinvolte, Rose réfute l'argument.

                — Il y a plus important que la publication d'un roman, figure-toi. Omane et Rachad ont besoin de nous.

    Ils n'ont qu'à émigrer, eux aussi.

    Quitter Zouk, dans leur situation ? Tu rigoles ?

                — Ça ne leur ferait pas de mal, pourtant.  Et d'un, Nadège serait mieux soignée en France que partout ailleurs ; et de deux, Omane, avec sa voix, ferait un malheur à l'Opéra ; et de trois, question galeries de peinture, le Quartier Latin, c'est autre chose que la rue Hamra.

    Rose lève les yeux au ciel.

                — Tu nages en pleine utopie, mon pauvre vieux.  Primo, Omane n'acceptera jamais qu'on "soigne" sa fille : le corps médical, depuis l'accident de la maternité, elle ne peut plus le sentir, alors, la France ou le Liban, pour elle, c'est du pareil au même. Deuzio, le succès, elle s'en fiche : elle a décidé de se consacrer uniquement à Nadège, et s'il lui arrive encore de chanter, ce n'est que pour elle. Troizio, si tu voyais les dernières "œuvres" de ton frère, tu ne le pousserais certainement pas à les exposer.

                — Et la situation politique, tu y as pensé ? Le Moyen-Orient est une poudrière. Le jour où ça pètera, Beyrouth sera en première ligne.

                —Beyrouth, peut-être, mais pas Zouk. Zouk est un havre de paix, et quoi qu'il arrive, je veux y rester.

    Cette conclusion clôt— provisoirement — le débat.

    Jusqu'à ce qu'Amir revienne à la charge.

       Et, se heurtant à un "non" sans appel, finisse, de guerre lasse, par prendre le problème à rebours en tentant de convaincre son frère.

       Plus perméable que Rose, en fait. Ou, du moins, plus sensible au chant des sirènes…

     

       Ne reste à Rose et Omane qu'une seule alternative :  faire front commun. D’où le titre du chapitre suivant : "La guerre des épouses".


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                                                HOME SWEET HOME

     

       Les effusions dans un aéroport, c'est toujours affreusement frustrant. Un fils sur les bras, l'autre accroché à ses basques, sa femme serrée contre lui, Amir, qui a mille chose à raconter et autant à entendre, ne sait par quel bout commencer.

                — Rentrons vite, intervient Rachad qui s'est, d'office, chargé des bagages. Nous serons mieux chez vous pour parler.

       Les câlins familiaux occupent le trajet, ponctués d'un échange d'informations en vrac : Omane va mieux, Nadège fait des progrès, Gaby va peut-être enregistrer un disque, Rose a commencé un roman, la Belgique, c'est bien, mais alors, la France ! Olivier court à quatre pattes, Amir adooore Paris et rêve d'y vivre…

                — C'est quand même agréable de se retrouver chez soi, déclare-t-il néanmoins, en franchissant le seuil de sa maison.

    Il hume à pleins poumons l'atmosphère familière.

    Tiens, où est Bébête ?

    Rose se rembrunit.

    Je t'expliquerai.

                — Moi, je vous abandonne, annonce Rachad. Vous venez déjeuner chez nous, demain ?

                — Avec joie. Je suis drôlement content que vous ayez repris contact en mon absence. Comment ça s'est passé ?

    Je t'expliquerai, dit Rose.

     

       Elle explique, en effet. Avec force détails. Amir s'indigne, vitupère sur l'Orient et sa barbarie, assure qu'en Europe, les gens sont plus civilisés (!)

                 — C'est là-bas qu'il faut aller s'installer, ma chérie, je t’assure.       — N'importe quoi ! J'en viens, moi, d'Europe, et je peux te certifier que ce n'est pas mieux qu'ici.

             Bref, entre caresses et discussions, la nuit file comme le vent. Et le réservoir paroles-tendresse n'est pas épuisé quand se lève le jour.

                — Je revis, conclut Rose, en se lovant entre les bras de son mari, tandis que l'aurore inonde la chambre d'un ruissèlement d'or. Sans toi, chaque minute est une corvée, avec toi, c'est une partie de plaisir.

       Et sur ces paroles définitives qui résument, ô combien, les deux mois écoulés, elle s'endort, le sourire aux lèvres.


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  • LE RETOUR DU VOYAGEUR

     

    Le télégramme arrive le vendredi suivant : Rentre samedi 20 h 16 stop Tendres baisers stop Amir. Enfin ! Rose en pleurerait de joie.

                — Il faut remettre ma maison en ordre, déclare-t-elle à son beau-frère.

    Dès l'aube, donc, tous deux retroussent leurs manches, chargent la voiture et réinstallent chaque objet à son emplacement d'origine. Avec le retour imminent d'Amir, les angoisses de Rose se sont envolées, au point que même l'éventualité d'une rencontre avec celle qu'elle surnomme à présent "l'étrangleuse de chat " la laisse de marbre. Pour autant que son beau-frère soit à proximité, bien entendu. Prêt à s'interposer entre elles deux.

    Conscient de son rôle de protecteur, Rachad ne la quitte pas d'une semelle. En pure perte, d'ailleurs : l'étrangleuse de chat ne se manifeste pas.

    En fin d'après-midi, la maison Tadros brille comme un sou neuf. Rien ne permet de soupçonner qu'un quelconque drame s'y soit déroulé — hormis, peut-être, dans un coin du jardin, le petit monticule de terre fraîchement remuée qui abrite la dépouille de Bébête.

                 — On a jute le temps de casser la croûte avant de filer à l’aéroport, annonce Rachad en regardant sa montre.

    Rose acquiesce, radieuse. L'activité fébrile qu'elle déploie depuis le matin lui a permis de tromper son impatience, mais maintenant que le moment tant attendu approche, elle ne tient plus en place.

               — Papa sera bientôt là ! Papa sera bientôt là ! serine-t-elle à ses fils sur tous les tons.

    Et rejaillissent en elle les forces vives mises en stand by depuis des semaines.

                — Tu as l'air d’une jeune fille avant son premier rendez-vous, la taquine Omane, assise en tailleur sur le lit du salon, sa fille sur les genoux.

                — Toi, occupe-toi de tes carottes et pas de mes oignons, rétorque Rose en riant.

    Depuis quelques jours, en effet, Omane essaye de faire absorber à Nadège autre chose que son lait (en l'occurrence, une ou deux bouchées de la purée de légumes qu'Olivier, pour sa part, dévore gloutonnement). Mais l'expérience ne s'avère guère concluante. La mâchoire soudée, le regard plus noir que jamais, Nadège résiste, opposant aux sollicitations de sa mère un refus aussi muet qu'obstiné.

                — Quelle patience tu as, ma chérie, admire Rachad.

     C'est ma fille, habibi *!

    Alors, lui, doucement :

    Non, la nôtre.

    Ils se regardent. Pour la première fois, sans doute, depuis longtemps. Un mystérieux dialogue s'échange avec les yeux, au terme duquel Omane tend la cuillère. En réponse, Rachad prend l'enfant et, à son tour, tente l'impossible. 

                — Viens préparer le repas, dit Rose, entraînant sa belle-sœur vers la cuisine.

    La diva s'éloigne à regret. Lorsqu'elle revient, un quart d'heure plus tard, chargée d'un plateau quelle pose sur la table basse, Nadège a des carottes tout autour de la bouche.

                — J'y suis arrivé, triomphe Rachad — comme il annoncerait : "J'ai gagné le tour de France".

    Omane, stupéfaite : 

    Comment as-tu fait ?

    Autorité paternelle, répond-il, l'œil de velours.

    Et, posant la cuillère, il enlace sa femme.

     

     

                                                                            * Habibi : chéri


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  • Vient de sortir aux éditions Nathan :

     

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