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    TROP C’EST TROP !

     

             Comble de malchance, Olivier s'est réveillé plus tôt que prévu. On l'entend couiner jusque dans la rue.

    — Y a un problème ? s'affole Rose, en grimpant quatre à quatre l'escalier qui mène à sa chambre.

    La scène qui s'offre à elle a de quoi la surprendre. Olivier, accroché aux barreaux de son lit-cage (prêté par une cliente qui n'en a plus l'usage) trépigne à qui mieux mieux pendant que sa grand-mère, indifférente en apparence, vaque dans la pièce, repliant les vêtements entassés sur les chaises, rangeant les jouets éparpillés par terre, époussetant les meubles...

    — M'enfin, s'indigne Rose. Qu'est-ce que tu fabriques ?

    Suzanne relève la tête, repoussant du doigt la mèche poivre et sel qui barre son front en sueur.

    — Je mets un peu d'ordre dans ton capharnaüm, tiens !

    De l'ordre ? Alors que le petit pleure ?

    Elle soulève ce dernier, lui tapote le dos :

    C'est tout, mon amour, c'est tout. Je suis là…

    — Oui, il pleure, et alors ? Je ne l'ai pas laissé seul, j'étais ici, près de lui. Que voulais-tu qu'il lui arrive ?

     Il fallait le consoler, l'amuser, je ne sais pas, moi…

    — Céder à ses caprices, quoi ! Comme d'habitude. Décidément, ma pauvre fille, tu es une bien piètre éducatrice. Tu veux donc qu'il devienne aussi turbulent que son frère ?

    Devant ce qu'elle perçoit comme de la mauvaise-foi — ou même un brin de sadisme, n'ayons pas peur des mots —, Rose sent la moutarde lui monter au nez.

    — Dis-le tout de suite, que tu n'aimes pas tes petits-fils, lance-t-elle agressivement.

    — QUOI ? s'étrangle sa mère. MOI, je ne les aime pas ? Avec tout le mal que je me donne pour les recevoir, les chouchouter, veiller sur eux. Tu n'as pas honte, ingrate, de m’accuser d’une chose pareille ?

    — Bon, d'accord, j'exagère, temporise Rose. Mais reconnais quand même que tu n'arrêtes pas de les critiquer : ils sont capricieux, désobéissants, difficiles, que sais-je encore… Tu crois que ça me fait plaisir ?

    — Si tu les élevais mieux, nous n'en serions pas là. Jamais tu ne les contraries, jamais tu ne leur imposes la moindre contrainte. Ils ont tous les droits. L'enfant-roi, comme en Orient.

    La réflexion atteint Rose pile au point sensible.

    — Et alors ? vocifère-t-elle. Qu'est-ce que tu as contre les Orientaux ? Tu es raciste, en plus ?

    Il faut l'intervention de Marcel, alerté par les éclats de voix, pour calmer le jeu.

    — Viens, dit-il a sa femme, en la poussant doucement dehors. Laisse ta fille agir avec ses enfants comme elle l’entend, ce ne sont pas tes oignons.

    La porte se ferme sur eux, au grand soulagement de Rose qui écoute leur pas décroître marche après marche avant d'exploser : 

    Putaiiin, qu'est-ce que je fous dans ce pays de merde ?

    L'accumulation de contrariétés — la double déconvenue de tout à l'heure, d'abord, et maintenant, cette dispute —, ont raison de ses nerfs.

    — Dire que j'étais si bien, à Zouk, s'effondre-t-elle. Pourquoi, mais pourquoi j'ai accepté de partir ?

    Ah, si c'était à refaire… Pour rien au monde elle ne se laisserait embarquer dans cette galère. Elle resterait au Liban, envers et contre tout.  Quitte à décevoir Amir. Quitte à le perdre, tiens ! Quitte à divorcer !

    — Il m'a bien eue, cet enfoiré, avec ses élucubrations. Paris, le succès, la gloire… Du vent, oui ! De la poudre aux yeux. Et moi qui ai marché comme une idiote, qui ai tout abandonné pour le suivre : ma maison, mon village, mon boulot, ma chienne… Et pourquoi ? Pour venir m'enterrer dans ce trou à rats où j'ai l'impression de retomber en enfance. Quel gâchis lamentable ! Tout ça parce que môssieu ne pense qu'à sa carrière. Môssieu veut devenir une vedette. Vedette, mon cul ! Pauvre mec, va…

    Et, occultant les raisons personnelles qui l'ont poussée vers cet exil, elle voue son mari aux gémonies — ce qui ne fait qu'accroître son désarroi. 

     

     

     


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                                       LE PASSÉ RESSURGIT

     

    Or, une longue semaine, il faut la meubler. Et Bruxelles est une ville pleine d'embûches, pour qui n'y prend pas garde. Elle recèle, entre autres, une certaine avenue Victor-Hugo qui, sans crier gare, revient hanter Rose.

    « Je me demande ce qu'est devenu Louis de Backer », se dit-elle un beau matin.

    Et lui vient l'envie pressante de le revoir — sans qu'il le sache, s'entend ; juste un bref coup d'œil en passant… Curiosité légitime, me direz-vous. Quel mal y a-t-il à s'enquérir de quelqu'un qu'on a aimé ?

    Hormis le risque de réveiller les vieux démons, bien sûr… 

    Ça doit être un effet secondaire du "retour aux sources". L'ambiance vermeerienne, dans laquelle Rose baigne contre sa volonté, la fait, en quelque sorte, régresser. Le Liban est loin, elle est désœuvrée, perdue, dépossédée de toute responsabilité. Livrée, comme jadis, à l'ennui, au cafard, aux récriminations de sa mère… Quoi d'étonnant, dès lors, à ce qu'en dépit des années écoulées, elle se comporte en adolescente ?

    — Mets ton manteau, Grégoire, on va faire un p'tit tour ! Maman, tu écouteras si Olivier ne pleure pas ? En principe, il doit dormir jusqu'à trois heures et d'ici là, je serai rentrée. Mais on ne sait jamais…

    D'un pas allègre, mère et fils empruntent l'itinéraire si souvent parcouru par Rose dans la fébrilité du désir. Fin avril saupoudre de fleurs blanches les marronniers de la rue du Trône. Sous la caresse du soleil printanier, les façades des vieux immeubles art-déco et la statue équestre d'Albert 1er, place du Roi-Chevalier, resplendissent.

    Voici l'avenue de la Couronne, le pont du chemin de fer…

    — Ze veux regarder les trains, exige Grégoire.

    — Au retour, mon bichon. Avant, tu sais ce qu'on va faire ? On va aller acheter des meringues.

    Avec la sensation d'accomplir un pèlerinage, Rose oblique à gauche, vers la pâtisserie des parents de Monique. En poussant la porte vitrée, elle a le cœur qui bat la chamade.

    Derrière le comptoir, une inconnue.

    — Bonjour, madame, dit Rose — sur le même ton, le même, que lorsqu'elle avait quinze ans. Est-ce que Monique est là ?

    Monique ? s'étonne la femme.

    Oui, Monique Gossens

    Ah, la fille de mes prédécesseurs…

    Ils n'habitent plus ici ?

    — Non, ils sont partis vivre à Namur, il y a deux ans. Quand mon mari et moi avons repris leur commerce.

    Les meringues sont nettement moins bonnes que dans le temps — ou alors, c'est Rose qui a grandi. Grégoire, pourtant, n'en fait qu'une bouchée avant de réclamer la part de sa mère qui la lui donne distraitement.

    L'avenue Victor-Hugo s'ouvre devant eux, large, aérée, creusée en son milieu par les rails du tramway. Le ventre dans un étau, Rose s'y engage.

    À mesure qu'elle avance, elle ralentit l'allure, lançant des regards furtifs aux alentours. Une chair de poule sournoise cloque sa peau, des orteils à la nuque.

    «Et si jamais je rencontrais Louis ? se demande-t-elle. S'il sortait au moment où je passe devant chez lui et qu'on se retrouve nez à nez, hein ? Qu'est-ce que je lui raconterais ? Et lui, comment réagirait-il ? Par rapport à Grégoire, je veux dire… Tenterait-il de me le prendre ou se contenterait-il de lui faire la bise ? »

             Des flash viennent renforcer ces angoissantes questions : le gros fonçant sur elle, lui arrachant son fils. L'emportant Dieu sait où. Elle, le poursuivant en hurlant : «Au secours ! On kidnappe mon enfant ! » Et lui, ricanant : « Il est à moi, maintenant ! Je ne te le rendrai jamais… jamais… jamais… »

    Néanmoins, elle poursuit sa route d'un pas mécanique. Avec le sentiment de jouer à la roulette russe. Ou de sauter en parachute sans parachute.

    Parvenue au 22, elle serre si fort la main de Grégoire qu'il proteste :

    Aïe, tu me fais mal.

    Sur la fenêtre du rez-de-chaussée, dépourvue de rideaux, un panonceau À louer. Rose avait tout prévu sauf ça.

    Elle se hisse sur la pointe des pieds pour scruter l'intérieur à travers les vitres sales. Et n'aperçoit qu'une enfilade de pièces vides.

    Rien ne subsiste de l'atelier où elle a vécu tant de moments exaltants et tragiques. Même pas de traces aux murs, à l'emplacement des cadres : tout a été repeint.

    C'est un pan de son passé qui, brusquement, s'effondre. C'est son enfance qui meurt.

    « Ce lieu n'existe plus que dans ma mémoire », se dit-elle.

    Et, les jambes coupées, elle s'assied sur le bord du trottoir, imitée par Grégoire qui lui demande gentiment :

    T'es fatiguée, maman ? Tu veux que ze te porte ?


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    VAGUE À L’ÂME

     

    Dans l'après-midi, Rose est si déprimée qu'elle téléphone à Amir. Vu le prix des communications entre la Belgique et la France, c'est lui qui appelle, en général. Mais là, il s'agit d'un cas de force majeure.

    — Tu as trouvé un appartement ? attaque-t-elle tout de go.

           Silence stupéfait à l'autre bout du fil, puis la voix caressante d'Amir : 

    — Qu'est-ce qui ne va pas, habibté ?

    Pour toute réponse, Rose éclate en sanglots.

    Il est arrivé quelque chose aux enfants ?

    Elle renifle.

    — Non, de ce côté-là, pas de problème, rassure-toi. Mais tu me manques.

    — Ah, tu m'as fait peur… Tu me manques aussi.

    — Je veux partir d'ici. J'en ai marre de ma mère.

    Nouveau silence.

    — Amir ! insiste Rose. Je veux m'en aller, tu entends ?

    — Un peu de patience, chérie, je fais ce que je peux. Ce n'est pas simple, tu sais, de louer quelque chose en ce moment.

    Pourquoi ?

    — Tu n’écoutes pas les infos ? Il y a des manifs, ça gueule de partout. La crise, quoi !

    Et alors ? En quoi ça nous concerne ?

    — On est jeunes, étrangers, on n'a pas de boulot, pas beaucoup de fric… Alors, les proprios se méfient, forcément : mets-toi à leur place. Mais je cherche, ne t'en fais pas. Tous les jours, je cherche. À force, je finirai bien par trouver. 

    Vite, s'il te plaît. Je ne tiendrai plus longtemps.

    Il promet. Lui répète qu'il l'aime, qu'il n'a qu'une envie : être à nouveau près d'elle et des petits.

    — Ce n'est qu'un mauvais moment à passer, assure-t-il. On est en train de se fabriquer un bel avenir, tous les quatre. Ça mérite bien quelques petites concessions, non ? Tout ce que je te demande, c'est d'être raisonnable pour que je puisse agir au mieux de nos intérêts. Tant que tu es en Belgique, j'ai les coudées franches et l'esprit libre, tu comprends ?

    Elle soupire, émet un « oui » à peine audible.

    — Je sais que ce n'est pas drôle, mais fais-le pour moi. Considère ça comme une preuve d'amour. 

    Oui.

    — En plus, j'ai de bonnes nouvelles : notre agent envisage une tournée en province, cet été. Du coup, Gaby a engagé un guitariste solo et un batteur. Mais ce n'est pas du tout-cuit : mettre au point un répertoire d'une vingtaine de chansons en deux mois, avec de nouveaux musiciens, tu imagines le marathon ? On répète nuit et jour !

    Ben… quand t’occupes-tu de notre appart’, alors ?

    — Dès que j'ai cinq minutes de libre.

    Voilà qui explique tout.

    — OK, j'ai compris, siffle Rose. Pas la peine de tourner autour du pot : en clair, je suis coincée ici jusqu'à la saint Glinglin.

    Amir ne la contredit pas.

    — C'est quoi, le délai, à ton avis ? insiste-t-elle. Une semaine ?

    — …

    Quinze jours ?

    Compte plutôt un mois, dans le meilleur des cas.

    UN MOIS !? Je ne tiendrai jamais jusque là.

    Elle avale sa salive, ce qui produit un chuintement pathétique dans l'écouteur.

    — Un mois, répète-t-elle d'une voix tremblante.

    — Je vais tâcher de me libérer pour venir te voir le week-end prochain, s'empresse son mari, sentant à nouveau poindre les larmes. On en rediscutera à tête reposée.

    Piètre consolation, mais Rose s'y raccroche comme à une bouée de sauvetage. La semaine à venir promet d’être interminable.

     

     


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  • MÉSSANTE !

     

     

    Cette petite victoire donne à Rose le courage de rentrer chez ses parents sans montrer grise mine.

    Suzanne Vermeer semble également avoir passé l'éponge. L'anicroche de l'après-midi n'a pas, grâce à Dieu, altéré les relations mère-fille. Rose s'en félicite, et fait tout son possible pour que le baromètre familial reste au beau fixe.

    Ce soir, je vous prépare un plat libanais, annonce-t-elle.

    Elle retrousse ses manches et, ayant confié ses fils à leur "bonne-maman"*, entreprend la confection d'un ragout d'agneau au cumin qui remporte tous les suffrages. Marcel se ressert trois fois :

    Cette cuisine orientale, quelle saveur !

    — Tout le mérite en revient à la cuisinière, ajoute sa femme en connaisseuse.

    — Mes compliments, fifille, tu es un cordon bleu.

    Soirée fort agréable, donc. Hélas, ce n'est qu'une trêve…

     

    On ne peut pas dire que Grégoire soit un enfant facile. Affectueux, ça oui. Éveillé, certainement. Mais tête de lard aussi, de sorte que la moindre peccadille tourne à l'affrontement.

    Rose, depuis longtemps, en a pris son parti. Elle négocie, évite le bras-de-fer, et a généralement gain de cause, mais sans heurts et sans drame.

    Amir approuve cette pédagogie douce.

    Les Vermeer, non. Ils sont de la vieille école. Celle où les parents commandent et où les enfants obéissent "au doigt et à l'œil"*. Que de fois sa mère lui a raconté avec fierté l'histoire du petit cavalier !

    Les petits cavaliers sont de minuscules carrés de pain, garnis de beurre et de confiture. À un an et demi, Rose en raffolait, et réclamait à tout propos : « ti avayé ! ». Or, cette fois-là, pour une raison inconnue, elle avait repoussé son assiette aux trois-quarts pleine.

     — Tu les as demandés, tu les mangeras, s'était emportée sa mère.    Et en dépit de ses hurlements, elle les lui avait fourrés en bouche, jusqu'au dernier.

    — Tu as vomi mais j'ai tenu bon, concluait invariablement Suzanne Vermeer. Ah, il m'en a fallu, du courage, je t'assure !

    À ce stade de l'histoire, Rose levait les yeux au ciel :

    Pfff, tu aurais mieux fait de laisser tomber.   

    — Jamais de la vie ! Un ordre est un ordre, l'enfant doit s'y soumettre, de gré ou de force.

    — Comment voulais-tu que je comprenne, à cet âge ?

    — C'est ça, l'éducation, ma fille. On ne commence jamais assez tôt.  Tu m'as donné du fil à retordre, par la suite, mais, crois-moi, si ce jour-là, j'avais cédé à ton caprice, ç'aurait été encore bien pire.  

     Cette autorité quasi-militaire a toujours choqué Rose, en particulier depuis qu'elle est mère. Et surtout si ses gosses en font les frais !

    Le cas se présente deux jours plus tard. Un dimanche en fin de matinée, pour être précis. Tandis que Rose, dans l'arrière-boutique, aide son père à rédiger un courrier administratif, Grégoire joue aux "blocs"* dans la cuisine, sous la surveillance de sa grand-mère.

    — Range tes affaires, mon lapin, lui dit soudain celle-ci. Il est midi, je vais mettre la table pour le dîner.

             Comme le petit garçon fait la sourde oreille, elle revient à la charge.

    Tiens, voilà la boîte pour mettre tes blocs.

    Nan.

    — On ne dit pas non à mamie. Allons, dépêche-toi  !

    Autant parler à une pantoufle. Grégoire, imperturbable, poursuit son jeu comme si de rien n'était. Or, la patience n'est pas la principale qualité de Suzanne Vermeer. Elle hausse le ton :

    Attention, je vais me fâcher.

    Grégoire ne bronche pas mais la nargue du regard. C'en est trop ! D'un geste brusque, elle balaie les cubes de bois qui dégringolent à grand bruit sur le carrelage, et ordonne :

    Maintenant, ramasse-les !

    L'enfant, médusé, fond en larmes.

               — Ra-masse ! insiste-t-elle, en détachant nerveusement chaque syllabe.

    Comme Grégoire shoote dans les blocs en pleurant de plus belle,  elle l'attrape par le bras pour l'obliger à s'accroupir. Il trépigne, se débat. Ses cris alertent Rose qui rapplique dare-dare.

    Qu'est-ce qui se passe ?

    L’enfant se rue dans ses jambes :

    Mamaaan !

    Il se passe que ton fils est infernal,  fulmine Suzanne.

    — Qu'est-ce qu'il a fait ? demande Rose, en soulevant le coupable qui se cramponne a son cou.

    Question superflue : le spectacle parle de lui-même.

    C'est toi qui a jeté tes jouets par terre ?

    La tête de Grégoire oscille de gauche à droite, puis son index se tend vers sa grand-mère :

    C'est elle.

    — Non mais, écoutez-moi ce petit impertinent ! explose l'accusée. Si tu avais obéi, ce ne serait pas arrivé.

                — Tttt, temporise Rose, bien embarrassée. Pourquoi n'es-tu pas gentil avec mamie, Grégoire ?

    Elle est méssante.

    Ça, c'est un comble, s’indigne Suzanne.

    Elle fonce sur lui, la main levée, mais Rose l'écarte d'un sec : « Arrête, maman ! »

    Tu lui donnes raison contre moi ?

    — Je ne donne raison à personne, je coupe court à la surenchère. Regarde dans quel état vous êtes, tous les deux. Alors, tu commences par te calmer et après, on discute.

    Jamais, auparavant, Rose ne s'était adressée à sa mère sur ce ton. Celle-ci, subjuguée, obtempère, mais la fusille des yeux tandis qu'elle s'approche de l'évier, assied Grégoire sur la paillasse et lui éponge le visage en susurrant : «  C'est fini, mon bichon, c'est fini. Maman est là. »

    ­— Belle éducation, siffle-t-elle entre ses dents.

    Et, histoire de clore le chapitre "en beauté", elle ramasse elle-même les objets du délit, la main sur les reins, avec un : « Oh, mon pauvre dos » qui fendrait le cœur à une pierre.

    Le repas est lugubre, en dépit des efforts de Marcel pour détendre l'atmosphère. Et, au dessert :

    — Tu élèves tes enfants à ta guise, lance Suzanne à sa fille. Mais n'oublie jamais que Qui aime bien châtie bien. Grégoire a une lourde hérédité, c'est "de la mauvaise graine", comme on dit. Si tu n'es pas ferme avec lui, il tournera mal, je te préviens. Et ce sera TA faute. Ce jour-là, ne viens pas te plaindre, parce que je te rappellerai la scène d'aujourd'hui, et la manière dont tu as brimé mon autorité.

    Allez apprécier la tarte aux cerises, après ça !

     

     

             * Bonne maman : grand-mère, en Belgique

             * Obéir "au doigt et à l'œil" : expression belge signifiant « sans discuter »

             * Blocs : petits cubes de bois formant puzzle

     

     


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    RETOUR À IXELLES (SUITE)

     

     

    La "lune de miel" ne dure pas, hélas. Trois jours après son arrivée, Rose bouquine, allongée sur son lit, ses enfant grenouillant autour d'elle, quand on frappe à la porte.

    Oui, crie-t-elle.

             Suzanne entre. Ses yeux englobent la pièce et son visage s'allonge.

    — Quel désordre ! s’écrie-t-elle. Tu ferais mieux de ranger au lieu de perdre ton temps.

    Mais… proteste Rose, confuse.

    — Quand tu étais gamine, c'était déjà le même topo : toujours fourrée dans tes satanés romans. Pourtant, Dieu sait que je te l'ai seriné assez souvent : une femme qui lit, c'est la débâcle du ménage.

    Mais… répète Rose.

    — Au lieu de laisser les petits dans cette atmosphère confinée, pourquoi ne les sors-tu pas ? Ils sont restés  enfermés toute la journée, par ce beau soleil.

    La suggestion n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd.

    Ze veux aller promener, mamie, clame Grégoire.

    — Demande à ta maman, elle n'a rien d'autre à faire. Moi, je me coltine déjà le magasin, les repas, la vaisselle, la lessive…

           — Je t'ai proposé de t'aider, se défend Rose. C'est toi qui n'as pas voulu.

    — Je préfère que tu t'occupes de tes enfants (soupir grinçant)… à condition que tu t'en occupes, bien entendu.

    Elle dilate les narines, grimace.

    Olivier sent le pipi, quand l'as-tu changé pour la dernière fois?

    Avant la sieste.

    Pas après ? Et tu t'étonnes qu'il ait des rougeurs ?

    Ce ton péremptoire !

    « Danger ! » pense Rose, qui craint ses propres réactions face à l'autoritarisme maternel.

             Et, plutôt que d'entamer une polémique dont elle redoute d'avance l'issue, elle saute sur ses pieds :

    On y va, les mômes ?

    Cinq minutes plus tard, le grand à la main, le petit sur la hanche, elle prend la poudre d'escampette.

    Ses pas la mènent tout naturellement sur le chemin de l'école. Sa montre, consultée, marque 16 h 20. Dans dix minutes, c'est la sortie des cours.

    — Je vais te montrer où j'allais en classe, dit-elle à Grégoire.

    La chaussée de Wavre n'a pas changé, depuis l'époque où, bi-quotidiennement, elle l'empruntait dans les deux sens. Toujours ce pavement ventru, irrégulier, si traître pour les chevilles. À gauche, après la palissade dont elle arrachait les affiches au passage, la boucherie, la mercerie, le cordonnier… À droite, le droguiste… L'échoppe du rétameur… Le café Chez Tinje… Tiens ? Le salon de coiffure a été remplacé par un magasin de fringues, et sur la papeterie est scotchée une pancarte : "Commerce à céder"…

                — Je connaissais cette rue par cœur, poursuit Rose à l'intention de son fils qui s'efforce de marcher au centre des pavés, en évitant que sa semelle ne morde sur les joints. J'aurais pu m'y diriger les yeux fermés.

    Ainsi parviennent-ils devant le Nopri.

    Une bouffée de souvenirs assaille Rose. Elle se revoit, toute de bleu vêtue, s'engouffrant dans les rayons avec Monique ou Claire, en quête de quelque achat dérisoire — mais tellement jouissif. Et plus tard, quand elle utilisait les cabines d'essayage pour changer de look, afin de se rendre "incognito" chez Louis de Backer…

    La voix de Grégoire la ramène sur terre.

    Maman, ze veux des frites !

    Du doigt, il indique la baraque odorante qui, comme jadis, occupe le centre de la place.

    — D'accord, dit Rose, mais tu tiendras le cornet. Sans le laisser tomber, hein !

    Quelques instants plus tard, les doigts gras et la bouche pleine, ils parviennent tous trois devant La Trinité, Institut pour jeunes filles.

    Un flot discontinu d'adolescentes en uniforme s'échappe du portail grand ouvert, pour s'égailler le long des rues en petits groupes jacassants. Avidement, Rose scrute les visages, dans l'espoir de reconnaître l'un d'eux.

    En vain.

    Les collégiennes d'aujourd'hui étaient encore en primaire, quand elle est partie. Ça lui flanque un méchant coup de vieux.

    Elle s'apprête à faire demi-tour lorsqu'une voix la cloue sur place:

    Rose ?

    Elle se retourne, et ne peut retenir un cri d'étonnement. Une religieuse lui fait face, la quarantaine, le visage sec – mais, exceptionnellement, éclairé d'un sourire.

    Ça alors, sœur Marie-des-Anges !

    En personne.  Celle que les élèves surnommaient "l'espionne", et à laquelle Rose et Claire durent, l'année de leur troisième latine, une semaine de renvoi pour "conduite immorale"*.

    Une jubilation revancharde au ventre, Rose lui fonce dessus.

    Je vous présente mes fils, Grégoire et Olivier.

    Quels enfants magnifiques… pour une bien jeune maman !

    Y a-t-il une pointe de reproche, dans le ton en apparence courtois de la religieuse ? Rose défie du regard son ancienne ennemie et lance, provocatrice :

    Ça vous en bouche un coin, hein ! Au fait, que devient Claire?

    — Elle poursuit ses études à l'université de Louvain, comme la plupart de vos anciennes condisciples.

    Il y en a qui se sont mariées, dans le lot ?

    — Non, à ma connaissance, vous êtes la seule. Vous avez toujours été très précoce.

    Cette fois, plus aucun doute, un règlement de compte se profile à l’horizon. Mais, contrairement à naguère, aujourd'hui, Rose a du répondant.

    — Très, siffle-t-elle du tac au tac. Et je m'en flatte. Ça vaut mieux que de rester vieille fille ou de finir au couvent, n'est-ce pas ?

    Puis, plantant là la nonne abasourdie, elle tourne les talons et s'éloigne, fière comme Artaban.

     

     

                                                               *Voir "La vie en Rose"


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