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                                              PREMIERS SOURIRES

     

     

       Quand Rachad rentre du travail, en fin d'après-midi, il les trouve tous les cinq dans la cuisine. Rose prépare le repas. Grégoire, à quatre pattes, donne des cours de reptation à son frère, sous la surveillance attentive de Julie. Et Omane, assise en tailleur à même le sol, berce Nadège dans le "hamac" formé par le tissu de sa robe tendu entre ses genoux.

       La scène le fige d'étonnement sur le pas de la porte.

    Omane, tu… tu as sorti la petite ?

    Sa femme incline lentement la tête. 

    Une chose inimaginable s'est passée, tout à l'heure, dit-elle.

    Et de lui raconter la rencontre magique entre les deux bébés.

                — Mais alors… Nadège est peut-être moins atteinte qu'on ne le craignait ? articule Rachad, la gorge serrée.

       Rose, à nouveau gagnée par l'émotion, s'éclaircit la voix avant de remarquer :

                — Elle fait des progrès, quoi. C'est bien naturel, à son âge, hein, pitchounette ! 

       Aucune réaction. La petite fille a retrouvé son masque marmoréen. L'exemple d'Olivier, gesticulant sur le carrelage, ne l'inspire guère, et pour cause : son retard est tel qu'elle ne tient pas encore assise.

       Qu'importe : ce soir, pour la première fois depuis sa naissance, ses parents ont le sourire.


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  •                                              LE COCON

     

    En attendant le réveil d'Omane, tu resteras cul nu, mon trésor.

    Par chance, cette attente ne dure pas trop longtemps. Un demi-heure plus tard, la diva sort de sa chambre, vêtue de la tunique rouge de La Tosca — dans laquelle, maintenant, elle flotte.

    — Tu n'aurais pas des langes à me prêter ? demande Rose, avant même de la saluer.

    — Si, répond Omane, en regardant son neveu d'un air songeur.

    Se sentant observé, Olivier sourit, bavouille et tend les bras. Omane hésite, puis craque.

    Bonjour, petit mamour, dit-elle en le soulevant.

                  En dépit de la contenance qu'elle s'efforce de garder, Rose perçoit son émotion. Et, du coup, craque aussi.

    — Et Nadège ? s'enquiert-elle.

    Omane ne bronche pas. Elle rend calmement Olivier à sa mère, met l'eau à chauffer, sort le thé du placard.

    « Elle n'a pas entendu, se dit Rose. Ou alors, elle fait semblant.»     Mais elle n'ose pas répéter sa question.

    Un long moment plus tard :

    Tu veux la voir ? murmure Omane.

    Sourire incertain de Rose. 

    — Oh, oui, s'il te plait.

    Sans un mot, sa belle-sœur l'emmène dans sa chambre où, surprise ! la tente bédouine, retirée du patio pour cause de mauvais temps, a été dressée, à l'exclusion de tout autre mobilier.

    Un doigt sur la bouche, Omane soulève le pan de toile et s'insinue à l'intérieur, en faisant signe à Rose de la suivre.

             Dans l'univers de tissu règne une paix idéale.

             « C'est un nid, pense furtivement Rose. Non, plutôt un cocon. Omane a tissé un cocon autour de sa larve, comme les insectes… » Puis elle réalise tout ce qu'évoque le mot "larve", dans ce contexte particulier, et frémit.

             « Mon Dieu, comment est cette petite pour qu'Omane éprouve à ce point le besoin de la cacher ? »

             Son désarroi s'accentue, au fur et à mesure que s'écartent les draperies.

             — Voilà ma nursery, annonce Omane, parvenue au cœur du cocon.

             Cette "nursery" se résume à un vaste matelas, couvert de coussins précieux.

             Dessus, vêtue d'or et de pourpre, l'enfant endormie.

             Petite. Frêle. Très pâle.

             Ravissante.

    Ooooh, chuchote Rose. On dirait une princesse . 

    — C'en est une, répond sourdement Omane. Ma petite princesse du désert.

    Sentant confusément une présence étrangère, Nadège ouvre les yeux et scrute les intrus. Son regard est d'une intensité, d'une gravité inhabituelles. En revanche, pas un muscle de son visage ne bouge. Et elle ne profère aucun son.

    Coucou, Nadège, roucoule Rose.

    Aucune réaction. La petite fille semble plongée dans un rêve éveillé dont rien ne peut la distraire.

    — Elle est toujours… comme ça ? souffle Rose, se souvenant des confidences de son beau-frère.

    Omane hoche la tête.

    Elle ne sourit jamais ?

    Omane secoue la tête, puis tend la main vers les langes empilés dans un coin.

    Tu peux changer Olivier, si tu veux.

    Ici ?

    Oui, il y a tout le nécessaire.

    Elle désigne un panier où s'entassent des produits d'hygiène.

             Rose allonge donc son fils sur la couche princière. Comme à son habitude, il gigote, babille. Puis avise sa cousine.

             Un autre bébé ! Voilà qui est bigrement intéressant. Tandis que sa mère le talque et l'emmaillote, toute son attention est captée par la petite fille. Il lui parle, avec force bulles et "areu", puis entreprend de la toucher.

             Vu sa position — sur le dos, jambes en l'air —, ce n'est pas simple, mais il s'obstine. Étend la main le plus loin qu'il le peut. S'étire, se contorsionne. Et, victoire! finit par atteindre, du bout des doigts, le visage convoité.

    Attention ! s'écrie Rose, en le ramenant à elle.

    Non, laisse-le faire, dit Omane.

                    À présent, tournés l'un vers l'autre, les bébés s'examinent avec curiosité. Nadège, immobile et sévère, Olivier, bavard et entreprenant. Si entreprenant qu'à peine débarrassé de l'entrave maternelle, il rampe vers sa cousine — qui, de son côté, ne perd pas un seul de ses gestes, l'œil écarquillé, la pupille dilatée — et, maladroitement, lui tripote le nez, puis la bouche.

    Tu n'as pas peur qu'il lui fasse mal ? s'inquiète Rose.

                   Omane, fascinée, ne répond pas. Elle observe leur manège en retenant son souffle.

    Et c'est alors que le miracle se produit. Sous les patouillis d'Olivier, les traits de Nadège s'animent imperceptiblement. Oh, ce n'est pas un sourire, non. Ni même une mimique. Juste une légère, très légère crispation qui s'accompagne d'un semblant de soupir. 

    Devant ce spectacle, Omane ne peut retenir ses larmes.

    C'est la première fois ? comprend Rose.

                   — Oui, elle n'a jamais réagi aux caresses, ni aux paroles, ni aux sollicitations d'aucune sorte. Comme si rien n'atteignait son cerveau. Et là… là…

    Sa voix se brise.

                  — Elle a peut-être besoin d'un compagnon de son âge… Et elle l'aurait eu plus tôt si tu ne nous avais pas fuis comme la peste, siffle Rose pour faire diversion.

    Puis, sa pique lancée, elle ramasse son gamin, coupant ainsi court à une tension qu'elle n'assume pas.

    Je vais voir si Grégoire ne fait pas de bêtises.

                  Omane la regarde s'éloigner, bouleversée. Un changement fondamental est en train de s'opérer en elle. Une fois de plus, par sa seule présence, Rose a balayé toutes ses certitudes. Elle hésite, fixe le drap mouvant par où sa belle-sœur vient de disparaître, puis, se décidant brusquement, saisit sa fille et sort à son tour.

     

     

     

     


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                                       L’ATELIER

     

             Elle chasse aussitôt cet affreux soupçon.

             « Je le saurais, voyons ! Rachad me l'aurait dit, hier. N'empêche que… »

             Elle tend l'oreille.

             « … c'est tout de même étrange que je ne l'aie même pas entendue pleurer, cette petite. »

             En proie à une perplexité qui va croissant, elle poursuit son exploration. Et pénètre dans le salon.

             Ce qu'elle y découvre lui coupe la respiration.

             Car le salon n'en est plus un. Table basse et fauteuils ont disparu. À leur place, un lit — pas fait — et des tableaux, des tableaux, des tableaux… 

    Rose a un mouvement de recul involontaire. Oh, elle reconnaît la griffe de Rachad, ses obsessions cosmiques. Mais le rêve galactique a viré au cauchemar. Les boules de couleur qui, jadis, évoquaient des constellations disséminées dans l'espace, se regroupent à présent pour former des visages. D'immenses faces de bébés au regard vide, posées, telles des planètes, au fond du firmament. Le tout dans une gamme de couleurs sourdes, à dominante de noir et de vert vénéneux.

             Quelles monstrueuses angoisses son beau-frère, si peu enclin à se plaindre,  a-t-il exorcisées ici ? De quels tourments morbides s'est-il débarrassé ? Rose l'imagine, à la nuit tombante, halluciné, écumant, extirpant de ses tripes les démons qui le rongent pour les jeter sur la toile.

             Peut-être crie-t-il de douleur, durant cet "accouchement"? Lui dont le stoïcisme est proverbial, peut-être se roule-t-il par terre en hurlant ?

             L'insoutenable vision arrache une plainte à Rose. Elle referme aussitôt la porte, avec le sentiment d'avoir, telle la femme de Barbe-Bleue découvrant le charnier de son époux, surpris un secret atroce. Et, le cœur en déroute,  elle s'empresse de retourner à ses si rassurantes préoccupations matérielles.

             « Tout ça, c'est bien joli, mais en attendant, mon pauvre Olivier a le derrière trempé. Et après, bonjours les rougeurs ! Il faudrait que j'aille chez moi chercher quelques affaires, mais je n'oserais jamais. Mona m'y attend peut-être, et après ce qui s'est passé… »

    Elle frissonne.

    « … l'affronter est au-dessus de mes forces. »

    Que faire alors ?

     

     


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  • RÉVEIL EN TERRE ÉTRANGÈRE

     

             La maison est silencieuse. Très. Trop. Un silence de cathédrale, de lieu inhabité. Un silence qu'on entend.

    Rose n'avait pas souvenance que l'atmosphère, ici, pèse un tel poids. C'était une habitation riante, jadis. Pas un mausolée !

    — Maman, ze peux aller dehors avec Zulie ? réclame Grégoire en montrant le patio.

    En dépit d'une brume matinale persistante, elle leur ouvre, mais recommande : 

    — Pas de bruit, hein ! Oncle Rachad et tante Omane dorment peut-être encore.

             Elle-même se rend dans la cuisine, afin de préparer le petit déjeuner.

    Sur la table, du café encore chaud, du pain, du beurre l'attendent.

    « Rachad est déjà parti au travail, constate-t-elle. Quant à Omane… je suppose qu'elle n'est pas levée. »

             Voilà qui est bien ennuyeux, car Rose se trouve confrontée à un problème de taille : les changes. Dans leur fuite précipitée de la veille, ni elle ni son beau-frère n'ont pensé à emmener le nécessaire. D'autant qu'en principe, il y a tout ce qu'il faut ici…

             Oui, mais où ?

             « Dans la salle de bains, évidemment. Que je suis bête ! »

             Mais Rose a beau fouiller étagères et placards, elle n'y dégote ni talc, ni lait de toilette, ni pommade pour les fesses. Quant aux langes, il n'y en pas la moindre trace.

             « Bizarre, ça ! Chez moi, les produits pour bébés débordent de partout. Où Omane peut-elle bien ranger tout son bordel ? »

             Elle passe de pièce en pièce, et son étonnement va croissant.

             « Incroyable ! Il n'y a pas un jouet qui traîne, pas un chausson, pas un biberon… Comme s'il n'y avait pas d'enfant, dans cette maison. »

             Un froid glacial l'envahit.

             « La petite Nadège n'est quand même pas… morte ? »


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                                                  ÉTRANGES RETROUVAILLES

     

    Dans la cuisine flotte un réconfortant parfum de thé à la menthe.

    — Assieds-toi, dit Omane, en versant le liquide chaud dans les tasses. Et raconte-nous.

    Rien, dans son attitude, ne laisse supposer de quelconques retrouvailles. Elle se comporte comme si elles s'étaient vues la veille — alors que depuis dix mois, elle vit en recluse. En revanche, elle a beaucoup maigri. Son corps sculptural est devenu longiligne, ses joues se sont creusées. Deux rides, joignant les ailes du nez aux commissures des lèvres, encadrent une bouche curieusement flétrie.

    Rose s'exécute de bonne grâce. Parler la soulage. Elle n'omet rien : ni l'extrême amitié qui l'a liée à Mona, les premiers temps, ni le lent basculement de la situation, ni les circonstances de sa prise de conscience, ni les scrupules qui ont suivi. Elle en rajoute, même, se charge un maximum, trouve à "la malheureuse" une foule de circonstances atténuantes. Et finit par avouer, en s'effondrant en larmes, qu'elle est bourrelée de remords.

    — Si j'avais été plus vigilante, Bébête ne serait pas morte,  hoquette-t-elle. Amir a raison quand il me traite de godiche.  Même en croyant bien faire, je ne commets que des bourdes.

    — Cesse donc de te fustiger, tu n'es pas seule en cause, coupe sèchement Omane. Rien de tout cela ne serait arrivé si je t'avais soutenue, pendant l'absence de ton mari.  

    C'est sa première parole de regret.

    Ce sera la seule.

     

     

                                                         *

     

     

     

    Il est presque trois heures quand Rachad se décide à lever la séance.

    Allez, au lit ! Je bosse, moi, demain.

    Épuisée par toutes ces émotions, Rose gagne en bâillant la petite chambre aux murs chaulés — celle-là même où, il y a un peu plus d'un an, elle se remettait de ses déboires avec Isis, et que peuplent, à présent, les souffles paisibles de ses deux enfants. Et, sitôt couchée, sombre dans un trou noir.

     

     


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