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                                           PIEUX  MENSONGE

            

             L'article sur le camping d'Amchit paraît, dans le premier numéro d'août, sous le titre : Un petit coin de paradis pour les handicapés. L'histoire d'Arlette et Antoine, romantisée à l'extrême, y figure en bonne place, ainsi que de nombreuses photos — dont une, provo oblige, de Julie et Grégoire s'ébattant sur la pelouse, avec cette légende ironique : Ici, même les chiens sont heureux.

     

             Il n'est pas étonnant qu'ayant été élevée dans une telle ambiance, Michèle Sfeir ait conçu le texte émouvant que vous avez pu lire dans Le Coin des petits du mois dernier, écrit hypocritement Rose. Car il est le reflet de l'admirable vocation de ses parents : accueillir les êtres en difficulté, leur redonner goût à l'existence, et faire en sorte que l'entraide, la solidarité et le respect de l'autre pallient solitude et infirmité.

     

    Elle se relit, ricane : 

            — Quel tissu de mensonges ! Les journalistes sont tous des manipulateurs, à commencer par moi.

    Puis elle réalise brusquement qu'en rédigeant ce papier, elle n'a pensé ni aux Sfeir, ni aux chiens, ni même à ses lecteurs, mais… à Nadège. Par association d'idées, en fait. Par l'un de ces cheminements de l'inconscient dont nul ne maîtrise les arcanes.

    « Ce paradis illusoire, je l'ai bâti sur mesure pour ma nièce », se dit-elle, bouleversée. Et elle sent aussitôt ses yeux s'humidifier.

    Quand l'article paraîtra, elle ira, en douce, le glisser sous la porte d'Omane, dans l'espoir que celle-ci comprenne le message.

             En vain.

             Omane restera sourde à ce nouvel appel. 

     

     

     

     

     

     


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                                                         JULIE

     

     

             Sur le chemin du retour, Rose n'a pas de mots assez durs pour fustiger les Sfeir, qu'elle encensait quelques heures auparavant.

    Ce que tu peux être excessive, lui reproche Amir en riant.

    Je n'aime pas les bourreaux, rétorque-t-elle, la lippe mauvaise.

    — Mets-toi cinq minutes à leur place : ils tiennent un camping, pas un chenil.

    — C'est ça, défends-les. Je te signale qu'on a, dans notre coffre, une de leurs victimes sauvée in extremis, et…

                — Justement, à ce propos, je n'ai pas réagi tout à l'heure parce que tu m'as pris de court, mais… tu ne comptes pas réellement la garder, n'est-ce pas ? 

    Sourire désarmant.

    — Euh…

             Pas besoin d'en dire plus, Amir a compris.

    Rose, ce n'est pas raisonnable.

    Elle, d'une toute petite voix :

    — Si le cousin n'en veut pas, on ne peut tout de même pas la leur ramener.

    Lui, dans un soupir :

    Pourvu qu'il la prenne.

    Et elle, en son for intérieur :

    Pourvu que non !

     

    Le cousin refuse, sous prétexte que Julie — ainsi l'a nommée Rose, allez savoir pourquoi — n'est pas un chien de chasse.

    — Désolé, s'excuse-t-il, le nez froncé de dégoût. C'est une question de race, vous comprenez…

    — Pas de problème, répond Rose. Au moins, j'aurai appris quelque chose, aujourd'hui : les chiens blancs à pois rouge ne chassent pas.

    Il faut reconnaître que Julie a une drôle d'allure, toute badigeonnée d'éosine. Mais bon : elle était si mal en point que le premier soin de Rose, en rentrant chez elle, fut de la laver, de ramollir ses croûtes et de les désinfecter.

    — C'est vrai qu'elle ressemble plus à une amanite tue-mouche qu'à un pointer, ajoute-t-elle, imperturbable.

             Bref, le jeune homme s'en va, et Rose, soulagée, crie à pleins poumons :

    Ça y est, les mômes, on a un chien !

    À l'usage, Julie va s'avérer être, pour Grégoire, la compagne de jeu idéale. Douce, joyeuse et d'une patience à toute épreuve, elle ne renâclera devant aucune de ses fantaisies, se laissant trimballer et harceler de mille manières sans donner le moindre signe d'agacement. Ses rapports avec Bébête seront tout aussi courtois, en dépit de la turbulence du chaton, et Rose trouvera, dans sa présence discrète, une constante source d'inspiration. Elle gardera d'ailleurs, de leurs longs tête-tête, une tendresse pour la gent canine dont elle ne se départira jamais. 

     

     


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                                       LE SSIEN

     

    — Grégoire ! appelle Amir très bas, tout en poursuivant sa lente progression. Viens ici, mon chéri. Viens voir papa.

    Mais Grégoire n'en a cure. Le molosse l'intéresse bien plus que son père. Impavide, il tend l'index vers la babine écumante.

    Aaaah, geint Rose. Il va se faire mordre.

    En un flash, elle a vu la menotte dévorée, le sang jaillissant. À tort. Les intentions du chien sont pacifiques. D'une grande langue malhabile, il lèche les petits doigts en remuant la queue, puis, avec un couinement de chiot, se couche aux pieds de l'enfant, le museau sur les pattes.

    Comme ce dernier— qui, décidément, a toute les audaces — s'apprête à l'enfourcher, Amir, parvenu enfin près de lui, le saisit à bras-le-corps et l'emporte.

    Hurlements de protestation :

    — Le ssien ! Ze veux le ssien !

    Les cris stridents font fuir l'animal.

    — Parti, chien, dit Amir en tendant le "rescapé" trépignant à sa mère. 

    — On est envahis par les chiens errants, explique Arlette Sfeir, tandis que Rose s'efforce de calmer Grégoire. La nuit, ils viennent en bande fouiller dans nos poubelles. Et le jour, il y en a toujours deux ou trois qui traînent autour des tentes.

    Ils ne sont pas dangereux ? interroge Amir qui décompresse.

    — Non, on n'a jamais eu de réel problème. Il est même arrivé que des campeurs en adoptent.

    Et ceux qui restent, qu'est-ce que vous en faites ?

    — En général, mon mari les abat. D'ailleurs, celui-ci va y avoir droit : je crois que Tony est allé chercher son fusil.

    Rose avale sa salive.

    S… son fusil ? articule-t-elle.

    Toute sa sympathie pour le couple Sfeir s'est envolée d'un coup. Des tueurs de chiens, fi, l'horrible engeance !

    — Pourquoi vous faites ça ? Il y a sûrement d'autres solutions. 

    Lesquelles ?

    Je ne sais pas, moi… la S.P.A., par exemple.

    Il n'existe pas de S.P.A. au Liban.

    — On peut peut-être essayer de le placer, hein, Amir ? Tu n'as pas un copain que ça intéresserait ?

             —Euh…pas à ma connaissance, mais… je peux passer un coup de fil ?

    Du menton, Arlette Sfeir lui indique le bureau.

    — Quand même, insiste Rose, maîtrisant mal son agressivité, je ne comprends pas qu'on puisse, de sang-froid, supprimer un animal inoffensif.

    — Question de mentalité : nous, les Occidentaux, donnons volontiers dans la sensiblerie. En Orient, le rapport à la mort est très différent : plus détaché, plus fataliste.

           — Ce n'est pas une raison. Moi, j'appelle ça de la cruauté gratuite, et je…

    L'arrivée d'un nouveau chien suspend la fin de sa phrase.

    Qu'est-ce que je vous disais ? soupire Arlette Sfeir. C'est un vrai fléau.

    Ce chien-ci est une chienne. Un poil ras, blanchâtre, strié de cicatrices, cache mal ses côtes saillantes et son ventre trop creux. Ses mamelles pendantes témoignent d'une maternité récente. Elle a la queue et l'oreille basse, la truffe terne, les dents jaunes.

    Pauvre bête, compatit Rose.

    Déjà, Amir revient, le sourire aux lèvres.

    — Ricco se renseigne et me rappelle, claironne-t-il en regagnant sa chaise. On a de la chance : son cousin est justement à la recherche d'un chien de chasse. 

    — Il y en a un deuxième, signale Rose, le visage sombre. Faudrait un second cousin.

    Au même instant, un coup de feu, suivi d'un bref glapissement, retentit dans le lointain. Un tressaillement nerveux secoue Rose.

    Oh, non, gémit-elle.

             — Je l'ai eu, crie Antoine Sfeir en réapparaissant, son fusil à la main.

    Il aperçoit la chienne, épaule à nouveau.

    NOOON ! beugle Rose.

    D'un bond, elle s'interpose entre eux.

    — Laissez-moi m'en débarrasser, voyons, l'invective son hôte. C'est une femelle malade qui n'en a de toute façon plus pour longtemps à vivre.

    Rose lui décoche l'un de ces regards assassins qu'elle réserve d'ordinaire à ses ennemis mortels.

    Je m'en fiche, je la prends.

     Quoi ? s'étrangle Amir.

    On la refilera au cousin de Ricco, puisque l'autre est mort.

    Moue effarée d'Amir.

            — Ben… j'ai parlé d'un beau grand chien noir, et je ne sais pas si…

    On s'en fout, de la couleur !

    Impulsivement, elle s'accroupit. Tente de caresser la chienne qui, méfiante, s'écarte, mais reste à la fixer de loin, l'œil implorant.

     —Viens, petite, murmure Rose. N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal.

    Subjuguée par cette voix qui, pour la première fois, lui parle avec douceur, la chienne penche la tête de côté, l'oreille dressée, si attentive qu'elle en tremble.

    Allez, viens, répète Rose.

    La chienne, plaquée au sol, se rapproche en rampant, la queue agitée d'un mouvement de balancier. Rose retient son souffle. Ce qui est en train de se passer tient du prodige. De la conquête amoureuse — en plus complexe.

    Un climat de confiance s'instaure peu à peu. La bête, bien qu'encore sur ses gardes, est en bonne voie d'apprivoisement. Avec mille précautions, la main de Rose frôle son maigre pelage. La chienne creuse les reins mais n'esquive pas.

                    C'est très exactement l'instant que choisit Grégoire pour lui foncer dessus.

    — Ssien ! Ssien !

    — Arrête ! s'écrie Rose. Tu veux qu'elle se sauve ?

    Or, étrangement, la fougue de l'enfant effarouche moins la bête que les avances de sa mère. Elle y répond par un jappement joyeux. Trente secondes plus tard, ils se roulent dans l'herbe.

    — Si le cousin de Ricco ne la prend pas, j'en connais un qui sera content, constate Rose tout attendrie.

    — Mamma mia, s'exclame Amir, les yeux au ciel. Deux enfants, un chat, et maintenant un chien… ! Il va bientôt falloir agrandir la maison.  

     

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                                                         CAMPING

     

     

             Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde, si bien que, le soir même :

    Ça te plairait, une journée à la mer ? lance Rose à son mari.

    Réaction mitigée :

    — Euh… je t'avoue que faire de l'escalade avec les deux moutards et tout le fourbi…

    — Qui te parle de ça ? On va dans un camping parfaitement équipé, tenu par des gens adorables.

    Et de lui raconter sa fameuse rencontre et la proposition qui a suivi.

    — On en profitera pour faire des photos et une interview. Au moins, ce papier-là, Alexandre Hélou ne pourra pas me le refuser. D'autant que je rebondirai sur le conte de Michèle, qui est quand même la grande gagnante du Coin des petits. C'est d'ailleurs pour ça que je ne veux pas trop tarder : il faut battre le fer tant qu'il est chaud…(elle pouffe) Pour une fois, je suis d'accord avec ma mère.

    Dans ces conditions — et si, en plus, il y a un article à la clé — Amir n'a aucune objection. De sorte que le lendemain, sitôt le petit déjeuner avalé, toute la famille embarque dans la Volvo, et en avant !

    Amchit est un endroit charmant, situé le long de la côte, parmi les lauriers roses et les oliviers.

    Là, regarde, au carrefour, il y a un panneau ! s'écrie Rose.

    La grossière plaque de bois (un camping barbouillé à la va-vite, assorti d'une flèche) indique une petite route en lacet, descendant à pic vers la mer. Ils l'empruntent cahin-caha, et se retrouvent bientôt sur une plate-forme herbeuse où fleurissent quelques tentes, ainsi que de fort laids bâtiments en béton. La plage attenante, en revanche, est d'une beauté sauvage à vous couper le souffle. Un ensemble de rochers aux découpes tourmentées, entourant une calanque de sable blond, comme la dentelle entoure un berceau.

    — Regarde, Grégoire ! s'écrie Rose. Tu vas pouvoir faire des pâtés.

    Tu as pensé à prendre sa pelle et son seau ? s'enquiert Amir.

    Ben… non, mais il se servira de ses doigts, hein, mon bichon.  

    Vi, approuve Grégoire. Et ze veux zouer dans l'eau !

           — Attends cinq minutes, on va d'abord dire bonjour à madame Sfeir.

    La voiture s'arrête devant ce qui semble être un bureau d’accueil-épicerie-buvette, flanqué d'une petite terrasse. Alerté par le bruit du moteur, un homme aux cheveux gris s'avance en souriant.

    Bonjour, dit Rose, Je… madame Sfeir m'a invitée hier, et…

    Vous êtes la journaliste d'Orient-Magazine ?

    Oui, c'est ça.

    Enchanté, je me présente : Antoine Sfeir, le papa de Michèle.

    Il se tourne vers une vieille maison de pierre accolée aux vilains bâtiments :

    — Arleeette ! Il y a quelqu'un pour toi.

    Puis, revenant à ses invités :

    — Asseyez-vous à une table, je vous en prie. Qu'est-ce que je vous sers?

    La terrasse, agréablement ombragée, donne sur le large. Des ventilateurs placés aux quatre coins dispensent une brise rafraîchissante. Rose s'empresse d'y installer ses enfants, qui ont eu très chaud en voiture. Un biberon d'eau pour l'un, une orange pressée pour l'autre...

    Arlette Sfeir les rejoint, quelques instants plus tard. Congratulations d'usage.

    — Je suis ravie que vous ayez pu venir. Quel dommage que Michèle soit chez sa grand-mère !

    — Ze veux zouer dans l'eau,  re-réclame Grégoire qui, depuis un moment, donne des signes d'impatience.

    ­— Tout à l'heure, mon trésor. En attendant, va t'amuser sur l'herbe. Mais ne t'éloigne pas, hein !

    La conversation s'engage. On parle de tout, de rien — de soi essentiellement. Rose apprend de la sorte que son hôtesse, paraplégique suite à un accident de la route dans son enfance, a découvert le Liban au cours d'un voyage organisé.

    C'est là que vous vous êtes connus, votre mari et vous ?

    — Exactement. Tony était le conducteur du car. Comme rien n'est prévu pour les handicapés, dans ce pays, je l'ai mis à contribution. Il me portait chaque fois que nécessaire.

    Et à force de vous porter, il ne vous a plus lâchée, c'est ça ?

    — En quelque sorte. J'avais dix-huit ans, lui vingt-et-un, ce fut le coup de foudre. Je ne suis jamais repartie.

    Un vrai conte de fées, apprécie Rose qui prend des notes.

    — Par la suite, l'idée nous est venue de créer cette structure adaptée aux besoins des personnes comme moi.

    Et… ça marche ?

    Pas trop mal.

    — J'imagine que, dans les agences de voyage et les guides touristiques, vous… Mon Dieu !

    Tout en parlant, Rose a tourné machinalement la tête pour surveiller son fils. Et ce qu'elle aperçoit lui arrache un cri. Un énorme chien noir rôde autour de l'enfant.

    — Ne bouge pas ! la retient Amir. Pas de mouvement brusque, surtout. Tu pourrais l'effrayer.

    Il se lève, et très lentement, se dirige vers Grégoire, en susurrant d'une voix feutrée :

    Tout va bien… Tout va bien…

    Rose, paralysée de peur, ne le quitte pas des yeux, tandis que, dans son dos, Antoine Sfeir gronde :

    — Encore, cette sale bête ! Cette fois, je lui règle son compte. Ces chiens errants sont une véritable plaie.

    Il… il n'est pas à vous ?  bredouille Rose.

    Elle aurait dû s'en douter. Les possesseurs d'animaux domestiques sont rares, au Liban. Chiens et chats vivent et se reproduisent dans la nature, craignant l'homme et réciproquement.

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                              DISTRIBUTION DES PRIX (SUITE)

     

     

    La fête s'avère une véritable réussite. Tout le gratin libanais est là, car, comme se plaît à le répéter Alexandre Hélou : « Orient-magazine est la revue de l'élite ». C'est donc à des enfants déjà passablement gâtés que Rose remet les prix si durement acquis. Certes, elle eût préféré les donner à ces gosses des rues qui survivent en vendant des Chicklets*, et que l'on trouve parfois, au beau milieu de la nuit, grelottant de fatigue à la sortie des cinémas. Ou aux gamins palestiniens qui mendient place des Canons, en gémissant dans un sabir mi-français, mi-anglais : « Please, mat'moiselle, moi very faim ». Mais bon, ceux-là n'ont pas participé au concours, leurs parents — s'ils en ont — ne lisant pas Orient-Magazine. On ne prête qu'aux riches, la vie est mal faite.

     

    — Le prix de la meilleure bande dessinée est attribué à Toufic Berbérian pour son épisode inédit d'Astérix le Gaulois, clame Rose dans son micro.

    Les applaudissements crépitent. Un petit garçon déluré s'avance : huit ans, une tignasse brune et bouclée, des joues rebondies de croqueur de bonbons. Rose le félicite, lui tend le train électrique, l'embrasse. Ce "baiser au vainqueur", immortalisé par une photo particulièrement réussie, sortira en couverture du journal. Vingt ans plus tard, Rose, embauchée comme pigiste dans un quotidien parisien, aura la surprise de la retrouver, sous cadre, dans le bureau de son patron — qui ne sera autre que le petit Toufic, devenu entretemps, grâce aux relations de papa, un magnat de la presse.

    Et à présent, passons à notre grande gagnante…

    Un instant de silence pour ménager le suspense. Rose sent le public suspendu à ses lèvres. C'est assez exaltant.

    … Michèle Sfeir ! 

    Nouveau tonnerre d'applaudissements. Une très jeune fille, maigre et blonde, escalade le podium en rougissant.

    — Le conte que tu nous as envoyé m'a été droit au cœur, lui déclare Rose, sincère. Non seulement il est joliment écrit, mais tu y fais preuve d'une telle sensibilité que j'ai eu les larmes aux yeux en le lisant.

    C'est la vérité vraie. Le petit boiteux et l'âne narre la rencontre d’un enfant handicapé et d’un vieux bourricot que ses maîtres ont rejeté parce qu'il n'a plus la force de tirer la charrette. L'âne prête son dos à l'enfant, l'enfant aime et nourrit l'âne, de sorte que chacun trouve dans l'affection de l'autre la solution à ses misères. 

    — Tu nous donnes là une belle leçon de fraternité, Michèle. Aussi, c'est avec joie que je t'offre ce manteau de chez Vénus élégance que tu porteras l'hiver prochain. Mais ce n'est pas tout : ta maman mérite, elle aussi, une récompense, pour t'avoir inculqué d'aussi nobles sentiments…

    Elle brandit le flacon de parfum "spécial fête des mères".

    Madame Sfeir est-elle dans la salle ?

    A ces mots, un mouvement se produit parmi la foule, les gens s'écartent, et un fauteuil roulant glisse vers le podium.

    — Ah, d'accord, souffle Rose, désarçonnée. Je… je comprends à présent pourquoi Michèle est si… enfin, ce qui l'a inspirée.

    Elle rougit, s'emmêle les pinceaux, réalise que Mme Sfeir ne peut pas monter la rejoindre, que c'est à elle de descendre — ce qu'elle s'empresse de faire. Mais, dans son trouble, elle se prend les pieds dans le fil du micro, trébuche, perd l'équilibre et… atterrit sur les genoux de la handicapée.

    Tout cela n'a duré qu'une fraction de seconde. L'assistance, d'abord médusée, part d'un immense éclat de rire.

    — Je… je ne vous ai pas fait mal ? bredouille Rose, qui rentrerait bien sous terre.

    — Pas du tout,  s'esclaffe Mme Sfeir. C'était un honneur, au contraire.   

    Elle a un accent de titi parisien.

    — Vous êtes française ? s'informe Rose.

                  — Pure souche. Je suis née dans le Faubourg Saint Denis, comme chantait je ne sais plus qui.

    — On est presque compatriotes, alors ? Moi, je viens de Bruxelles.

    Enchantée : j'habitais à côté de la gare du Nord.

    Elles se sourient, subitement complices, puis Rose, rassérénée, reprend son micro, remonte sur l'estrade et poursuit sa proclamation.

    Mais sitôt celle-ci terminée, alors que la foule se masse autour du buffet, aimablement offert par le traiteur Noura, elle court retrouver sa nouvelle connaissance, restée à l'écart de la cohue avec sa fille.

    — Je vous apporte une assiette de taboulé et un verre de jus de fruit ? 

    Cinq minutes plus tard, elles papotent toutes trois autour d'une table. C'est ainsi que Rose apprend que les Sfeir sont propriétaires d'un terrain de camping.

    — Le seul du Liban,  précise son interlocutrice. D'ailleurs, nous n'y accueillons que des touristes : les libanais n'aiment pas l'inconfort de la tente, ils préfèrent les hôtels de luxe. En revanche, les Allemands, les Hollandais, les Belges — et même les Français ! — adorent ça. Venez donc nous voir, à l'occasion : nous sommes au bord de la mer, à Amchit, dans un site exceptionnel. Je suis certaine que vous apprécierez.

    Avec plaisir, dit Rose.

    — Tout y est prévu pour l'accueil des handicapés : rampes d'accès, douches et WC à la taille d'un fauteuil roulant, vaste cuisine commune…

    L'œil de Rose s'allume.

          — Formidable !  Ça vous dérangerait si je fais un reportage là-dessus ?

               — Pas du tout : je suis même prête à répondre à toutes vos questions, quand vous le désirerez.

                             

                              * Chicklets: chewing-gums parfumés à la

                                       cannelle, très prisés au Liban.

     

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      Rose et les petits.

    Le petit blond aux vêtements sombres... c'est Grégoire.

     


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