• Chapitre 115

     

    Résumé des chapitres précédents : C’est au tour de Nora de réviser son histoire. À contre-cœur, je précise. Mais les révisionnistes ne lui laissent pas vraiment le choix.

     

        Nora se concentre quelques instants.
        — Au printemps dernier, avant que Boris ne passe au théâtre d'Auxerre, j'ai pris deux billets d'avion pour une île déserte, dans le Pacifique. On est partis avec Charlie, le chat et le poney, et depuis, on vit là-bas, sous les palmiers. On dort sur la plage, on se baigne dans les lagons, on fait l'amour où et quand ça nous chante...
        — Hien ! apprécie Florida.
        — Tu tiens le bon bout ! affirme miss Monde.
        — Je l'aime, il m'aime, rien ne nous sépare. Le monde civilisé est à des milliers de kilomètres. Peut-être même n'existe-t-il plus. Peut-être a-t-il été détruit par une explosion nucléaire, et nous sommes les seuls survivants. Les nouveaux Adam et Eve...
        — Bravo, c'est superbe ! s'exclame Ave Maria.
        Les spectatrices commenent à trépigner. La voix de Nora monte d'un cran :
        — Boris et tous ses acolytes ont été pulvérisés, pfuit, réduits en poussière. Personne n'a jamais dit et ne dira jamais que je suis une entrave à l'avenir de Charlie, que le couple est maudit et les femmes des sangsues. La culpabilité, je sais même pas ce que c'est. Je vis par lui, il vit par moi, et le reste de l'univers, on s'en tape !
        — Bravo ! Bravo ! crie miss Monde, frénétique.
        — D'ailleurs, l'univers, pfuit ! Notre lagon flotte dans l'espace infini et vide, vide, vide...
        — Hraho ! hurle Florida.
        — Et on baise sans arrêt ! clame Nora.
        — H'est le harahis herehtre !
        — Qu'est-ce qu'elle dit ?
        — Que c'est le paradis terrestre.
        — Un paradis terrestre sans ange, surtout ! glapit Nora. Juste Charlie et moi, Charlie et moi, Charlie et moi !
        — Charlie et toi, Charlie et toi, Charlie et toi ! scandent les autres.
        — Nous deux en une seule personne, tellement étroitement enlacés qu'on se fond l'un dans l'autre. Son sang, c'est mon sang, sa chair, c'est ma chair. Rien ne nous séparera puisqu'il est dans mon ventre !
        — Comme à la Communion ! suggère Ave Maria.
        — Comme les chromosomes X et Y dans le spermato ! renchérit miss Monde, euphorique.
        — Comme une mère et son fœtus, pontifie Yvette qui a expérimenté la chose.
        — On a fusionné ! beugle Nora qui ne sait plus où donner de la tête.
        — Hi ont huhionné ! Hi ont huhionné ! gueule Florida en faisant des bonds sur son siège.
        — Ils ont fusionné ! Ils ont fusionné ! reprennent ses compagnes en chœur.
        — Dans l'accouplement, la mante religieuse dévore son mâle ! stridule Nora, dominant le brouhaha. Il n'existe pas de plus grande preuve d'amour !
        — IL N'EXISTE PAS DE PLUS GRANDE PREUVE D'AMOUR !
        — Nora, tu es la meilleure d'entre nous ! assure miss Monde. Je propose qu'on t'élise présidente à vie !
        Déchaînés, des bras se tendent vers la lauréate, la portent en triomphe. Les chandelles qui achèvent de se consumer projettent sur les murs d'hallucinantes formes gesticulantes. Un sabbat hystérique. Et un chant barbare s'élève, bramé par quatre voix  dont un baryton :

            Elle est des nô-ôtres !
            Elle a truqué l'passé comme les au-autres !
       
        C'est un moment grandiose, tragique, un moment de désespoir tellement absolu que Nora se dit :
        « Si un train passait ici, maintenant, je me jetterais dessous sans hésiter, et à mon avis je ne serais pas la seule. »
         Mais les révisionnistes ont tout prévu, la voie est désaffectée. Il est des risques qu'on ne prend pas avec ses déchirures, sous peine de suicide collectif ; elles ne les ont pas pris.


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  • Chapitre 114

     

    Résumé des chapitres précédents : La seconde version de Miss Monde remporte tous les suffrages.

     

        — Très bien ! crie Yvette, excitée comme une puce.
         — Héhial ! approuve Florida.
        Miss Monde quitte la tribune, les sourcils froncés, et regagne son banc en silence.
        — Ça va ? lui glisse Nora.
        — Non. Je déteste cette version des faits. Elles m'ont gâché ma soirée, les morues !
        — Allons, allons, s'immisce Ave Maria, l'essentiel est d'aller de l'avant. D'explorer de nouvelles voies. À force de rabâcher, on devient neurasthénique.
        — À Hora, haintehant ! réclame Florida.
        — Pardon ? sursaute Nora.
        — Oui, affirme Yvette, c'est ton tour. Monte sur le podium.
        — Mais j'ai rien à dire, moi !
        — Allons, allons, pas tant de manières, intervient Ave Maria. Tu fais partie du club, maintenant, tu dois participer. J'ajouterais même que tu es le clou de la soirée : nous sommes toutes follement impatientes de t'entendre.
        — En assistant à la séance, tu as été intronisée, précise Yvette.
        — Eh, ho, j'ai rien demandé, moi, se défend Nora. C'est vous qui...
        — Tututu, cesse de te faire prier !
        Sans trop savoir comment, Nora se retrouve hissée sur la caisse. Qu'elle le veuille ou non, va falloir qu'elle y passe.
        Regard affolé sur l'assistance. À l'aide, on me voyeurise, on me viole, on m'écartèle ! On veut se repaître de mon intimité ! Charlie, Charlie, au secours !
        — J'ai quitté mon mari, hésite-t-elle, parce que j'étais un boulet pour lui. Je l'aimais trop. Il me fallait pour moi toute seule vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais il avait des ambitions professionnelles. Pour qu'il puisse les réaliser en toute tranquillité, j'ai décidé de disparaître.  C'était la meilleure solution.
        — Elle est nulle, ton histoire, grogne Yvette. T'as rien compris au fonctionnement du club, ma parole ! D'abord, il faut que tu sois victime d'un homme, c'est la règle — or toi, d'après ce que tu racontes, tu n'es pas victime, tu fous le camp, ça n'a rien à voir ! Ensuite, tu dois transformer la réalité à ton profit pour obtenir une happy end.
        — Ah bon ? s'étonne Nora. C'est obligé ? Moi aussi ?
        — Évidemment !
        — Héhisionnishe ! revendique Florida.
        L'assemblée frappe dans ses mains :
        — Révisionnisme ! Révisionnisme !
        Puis scande, les pieds au sol :
        — RÉ-VI-SION-NISME ! RÉ-VI-SION-NISME !
        — Bon, bon, concède Nora à contrecœur.


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  • Chapitre 113

     

    Résumé des chapitres précédents : Aïe, aïe, aïe, le récit de Miss Monde fait un flop. Ces auditrices sont sans pitié !

     

        — Si on votait ? intervient Ave Maria, conciliante.
        — Haccord !
        — Puisque vous insistez... grogne Yvette.
        — Ceux qui sont pour que miss Monde continue, levez la main !
        Il n'y a que Nora.
        — Les contre, à présent.
        Toutes les autres. Écrasée par la majorité, Miss Monde ronge son frein et ne va pas, c'est sûr, tarder à exploser. “ Gare au grabuge! prémonitionne Nora en s'éloignant prudemment. Si elle abat son poing sur le carton, les bouteilles et les verres voleront en éclats, et il y aura peut-être des blessés. À moins qu'elle n'étripe quelqu'un — auquel cas il y aura des morts. ”
        — Calme-toi, la grosse, glousse Yvette, en tapant dans le dos du transsexuel. Je suis sûre qu'en réfléchissant un peu, t'as une autre solution.
        — Mais oui, Bibiche, renchérit la sœur. Tu sais bien que, dans la vie, il existe toujours plusieurs débouchés. Toi, tu t'obstines à prendre systématiquement le même ; c'est de la paresse intellectuelle, ça ! Creuse-toi la cervelle, que diable ! (Oups, ça m'a échappé, pardon Jésus !) Ton imagination, elle te sert à quoi ? À pisser dedans ?
        Bon gré mal gré, miss Monde se rend à leurs raisons. Fera-t-elle une nouvelle tentative ?
        — Oh, oui ! l'incite Nora avec ardeur.
        Complaisamment, Florida se lève, furète trois secondes dans un tas de détritus, en ramène une planche qu'elle pose sur la caisse, pour colmater le trou. La charmante attention emporte les dernières réticences de miss Monde, qui remonte sur son perchoir.
        — À douze ans, j'étais ce qu'on appelle un beau garçon : sportif, costaud, débordant d'énergie et de vitalité. Mes parents m'adoraient, ils avaient toujours rêvé d'avoir un fils. Ma mère  ne portant pas de lingerie fine, je n'ai eu, pour ce genre de textile, aucune trouble attirance, et jamais il ne me serait venu à l'esprit de lui piquer combinaisons et porte-jarretelles pour m'en affubler en cachette. Je collectionnais, au contraire, les photos de John Wayne et les maquettes d'armes à feu. Puis j'ai grandi, commencé à draguer les filles. Ah, j'étais un fameux luron ! Il me les fallait toutes ! À quatorze ans, j'ai jeté ma gourme entre les draps d'une grande mondaine, friande d'éphèbes. Elle s'est employée à faire de moi un mâle, dans toute l'acception du terme. D'ailleurs, par la suite, j'ai eu mon heure de gloire dans le cinéma porno : Freddy Sirocco, surnommé Le Membre, vous connaissez ?    
        Applaudissements.
        — Bref, inutile de préciser que jamais au grand jamais l'idée d'un quelconque mutation ne m'a effleuré. Le monde appartient aux hommes dignes de ce nom, ce que je me targue d'être. Si une démonstration vous tente, mesdames...
        Miss Monde se tapote vulgairement l'entrejambes.
        — ... la Bête est à votre disposition. Je commence par qui ?


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    Chapitre112

     

    Résumé des chapitres précédents : Chaude ambiance, dans le club d’Yvette ! Le récit d’Ave Maria récolte un franc succès !

     

        Miss Monde, sanglée dans son tailleur de dentelle, le chapeau crânement incliné sur l'oreille et le mollet tendu sous le bas à couture, se dresse de toute sa hauteur.
        — Je voudrais me reporter quarante ans en arrière, énonce-t-elle de sa voix de baryton. M. et Mme X, mes parents, viennent d'avoir un enfant. Une délicieuse petite fille, avec une mignonne fente toute lisse entre les jambes : moi. Ma naissance est une joie sans pareille pour toute ma famille qui désirait, justement, une fille. Je suis menue et frêle, blonde et bouclée. Je porte des robettes à fleurs et des petits souliers vernis. À douze ans, deux jolis nichons tout neufs pointent sur mon buste, ma taille s'affine, des hanches arrondissent mon bassin fluet. Puis c'est la tache de sang au fond de ma culotte : moment de joie intense. Consécration suprême de mon identité. Je me développe harmonieusement, on me trouve charmante et les premiers garçons commencent à me tourner autour...
        — Encore cette rengaine ? proteste Yvette. Tu nous l'as déjà racontée cent fois ! 
        — C'est toujours pareil, faut varier un peu ! renchérit Ave Maria.
        — On en a harre de hon hishoihe : on la honnait har hœur !
        Miss Monde, un instant décontenancée, prend son visage des mauvais jours. Elle est aussi soupe au lait que forte en gueule. On l'agresse, elle riposte. On bafoue ses pulsions les plus intimes, elle casse tout, c'est mathématique. Mathématiquement, donc, elle s'emporte, tape du pied, défonce la caisse, tombe dans le trou. Et file son bas, ce qui la fait beugler de plus belle.
        Les autres rigolent.
        Seule Nora, sensible par nature au désarroi d'autrui, vole à son secours.
        — Moi, je ne la connais pas, votre histoire, et je veux bien l'écouter, assure-t-elle. Je suis même très impatiente de savoir la suite !
        Tout en parlant, elle retire les copeaux de bois fichés dans l'énorme mollet, imprègne la maille de salive afin de limiter les dégâts (un petit truc de femme que lui a transmis sa mère et dont miss Monde, toujours à l'affût de réflexes identitaires, prend bonne note malgré sa fureur), puis, impavide, affronte l'assemblée:
        — Je propose que miss Monde reprenne son récit, afin que...
        — Pas question ! l'interrompt Yvette. Il est bien stipulé dans les statuts du club que l'histoire doit changer CHAQUE FOIS. Nous sommes des révisionnistes ACTIVES !


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  • Chapitre111

      

     

       Résumé des chapitres précédents : Après Yvette, c’est Florida qui modifie sa destinée. Et c’est pas triste (contrairement à la réalité) !

     

     

     

             — À mon tour, maintenant ! réclame Ave Maria.

     

             Elle se hisse en soufflant très fort et, tandis qu'Yvette ressert tout son petit monde, commence :

     

              Mesdames, je ne vous ferai pas de boniment. Je suis aujourd'hui à cette tribune pour rendre hommage à un éminent homme d'église, notre bien-aimé pape Vlady 1er.

     

             — Qui ça ? demande Nora qui pédale dans la semoule.

     

             — Vlady 1er, notre bien-aimé pape, lui chuchote miss Monde.

     

             — Doté d'une sensibilité toute slave, ce prince de la chrétienté, dans une bulle datée du premier janvier 2001, a interdit l'accès des couvents aux novices de moins de cinquante ans, les jugeant inaptes, de par leur manque de maturité, à l'accomplissement de leur fonction religieuse. Dieu étant, par définition, un vieillard, il lui faut des épouses posées, sages, réfléchies. Ce sont les vertus de l'âge. À la vie laïque, les donzelles ! Qu'elles aillent danser, se faire sauter et torcher les moutards — c'est leur rôle social —, ou entrent dans la vie active, travaillent, militent et se politisent, au choix. Mais surtout qu'elles arrêtent d'accaparer le Seigneur ! Qu'elle cessent de l'émoustiller avec leurs verts appas !

     

             — Parfaitement ! approuve Yvette qui frétille sur son siège.

     

             — Je propose un ban pour Vlady 1er, crie miss Monde. Hip hip hip !

     

             — Hourra !

     

             — Pour un Dieu enfin gérontophile, hip hip hip !

     

             — Hourra !

     

             — Pour que soient reconnus les droits mystiques du troisième âge, hip hip hip !

     

             — Hourra !

     

             On se croirait dans un meeting. Nora applaudit à tout rompre.

     

             — Merci, mes amies, merci, s'écrie Ave Maria, sincèrement émue. Je n'en attendais pas moins de vous, vaillantes supporters ! Chère miss Monde, je te cède le crachoir.

     

             — Je bois à ta santé, cocotte ! clame Yvette, pas mal émêchée. Et au pape, sacrénom ! Et même au Saint-Esprit, le plus fouteur des trois ! Qu'on le fristouille à l'ail et aux petits oignons, ce visiteur de pucelles ! Nom d'un chien de p'tit salopiot 

      

      


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