• Chapitre 89

      Résumé des chapitres précédents : Sur le parvis de Beaubourg, Nora assiste à un numéro de clown minable. Dans son état présent, ce n’est pas recommandé !

     

             — Hum hum, fait Bobo, intrigué par la fille, assise en tailleur à ses pieds, qui le fixe depuis Mathusalem.

             Elle sourit, dans les vapes. Il passe une serviette-éponge cradoque sur son visage. Le maquillage s'efface par plaques. Nora, chavirée, ne perd pas une miette de l'attendrissant récurage dont elle connaît chaque phase par cœur.

             — T'as aimé ? demande Bobo, histoire de causer.

             Elle hoche aimablement la tête, puis, après un instant de réflexion, déclare :

             —  Moi ce genre de numéro m'impressionne toujours, j'ai peur que l'artiste se crame la gueule. Y a pas trop d'accidents ?

             — Bah, de temps en temps, bien sûr ; chez les débutants. Question de métier. Mais le plus chiant, c'est le goût.

             — Et l'haleine, non ? 

             — Ça, n'en parlons pas ! Rouler des patins dans ces conditions, pas la peine d'y penser. Enfin, faut bien grailler. Il n'y a pas que le cul dans la vie.

             Nora approuve jusqu'au vertige.

             Bobo enfile sa veste — un treillis militaire —, ramène ses cheveux humides vers l'arrière. Plus rien de commun avec Charlie, maintenant. Ouf.

             — Tu n'as jamais envisagé de faire de la scène ? s'informe Nora, par courtoisie.

             — Pfff, trop dur. On n'a pas de débouchés, nous autres,  saltimbanques... (Il prononce saltimbanqueu avec emphase, presque prétention. Que ce mot mythique est donc valorisant !)

             Nora dément l'affirmation d'un pincement de lèvres.

             — Une fois, j'ai eu droit à un passage télé, reprend Bobo, amer. Trente secondes, à la montre, puis merci et bon vent. Non, la seule chose qui marche encore — mais de moins en moins —  c'est les animations de supermarché...

             — Tu exagères, proteste Nora, forte de son expérience. Les clowns sont revenus à la mode, ils passent même dans les grandes salles. Regarde les Grumeaux...

                                                                                                                                             (A suivre)

     


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  • Chapitre 88

      Résumé des chapitres précédents : Les pratiques amoureuses de Lulu et Sylvain décontenancent Nora. Forcément, hein : une fleur des champs !

     

             Le lendemain, au réveil :

             « Qu'est-ce que je fais, aujoud'hui ? » se demande Nora.

             Encore une interminable journée à tirer. Exister, quelle épreuve ! Et cet appartement, glauque à souhait. Et les deux autres, toujours tapis dans leur mausolée à trafiquer on ne sais trop quoi. Et ce polar de mes deux auquel je ne comprends rien...

             «  Si j'allais à Beaubourg ? »

             Bonne idée. Y a du monde, au moins. Des choses à voir. En plus, c'est à côté.

             Sur le parvis du centre Pompidou, avaleurs de sabre, jongleurs, camelots, mimes et comédiens se produisent au p'tit bonheur la chance. Une foule curieuse, coagulée autour des plus brillants, clairsemée aux abords des autres, encombre le pavé. Si ce n'est pas la Cour des Miracles, ça y ressemble trait pour trait. Nora se faufile entre les badauds.

             Que se passe-t-il, là-bas ? Un attroupement, des cris. Elle joue des coudes pour se rapprocher. Gilet de flanelle, pantalon grand-père, godillots, chapeau melon, maquillage approprié ; un clown. Ils pullulent dans le coin. Et que fait-il, ce clown ? Des grimaces, comme il se doit. De pauvres mimiques fort peu originales ; un débutant sans doute. En tout cas quelqu'un sans génie. Il crache le feu, aussi.

             — Vas-y, Bobo, lance une voix dans la foule.

             Nora s'assied à même le sol. Sa vue se trouble. Des larmes ? Fi, que c'est sot ! Amusons-nous plutôt à superposer les portraits. Rajoutons une moustache à cette trogne barbouillée de benzène, scotchons une Germaine à ces épaules. Dans ces mains, plaçons un petit violon. Cet œil, rendons-le vif et ourlons-le de cils roux, très longs, très écartés sur la paupière inférieure. Lààà,  l'illusion est parfaite.

             La voilà prête à apprécier le spectacle — et même, selon son habitude, à être bon public.

             Torche enflammée, crachat d'essence, geiser incandescent, bravo Bobo ! Le clown exécute trois cabrioles, un double saut périlleux, retombe sur ses pieds, salue.

             C'était le bouquet final. Les spectateurs applaudissent puis s'égaillent. Mais Nora n'en a cure. Devant elle, Germaine ricane toujours, les bras ballants, le groin distordu, d'une laideur à vous glacer les sangs. Puis Charlie se retourne et lentement recule, se fond dans le brouillard, devient flou, inconsistant, délétère. Et ne reste que Bobo, sans masque, pitoyable.

                                                                                                                                    (A suivre)


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  • Chapitre 87

      Résumé des chapitres précédents :  Ce requiem qui traverse les murs, c’est pas normal. Peut-on blâmer Nora d'en chercher la provenance, franchement ?

     

             Tiens ? la porte de l'ange est entrouverte. Voilà d'où sort le son — ainsi qu'une lueur de flammes qui, dans la pénombre, dessine un rai vertical et mouvant.

             En  passant, Nora ne peut s'empêcher de glisser un rapide coup d'œil par la fente. Et ce qu'elle aperçoit la cloue sur place.

             Que font-ils, ces deux-là ?

             Ils se rendent heureux, mon enfant. 

             Mais de quelle singulière façon !

             Dans un cercle de lumière formé par des cierges, l'ange achève de vêtir l'invalide. Perruquée de rouge, le visage sublimé par un maquillage lunaire — joues creusées à l'extrême, cernes accentuées jusqu'à l'effroi, cils démesurés, bouche violemment charnelle —, Lulu ressemble à ces japonaiseries dont raffolait l'entre-deux-guerres. Son corps, toujours beau malgré la paralysie, a été poudré de paillettes. Elle porte ses cuissardes et une guêpière d'agneau ciré, au laçage compliqué. Sur le sein gauche à demi découvert, un serpents tatoué déroule ses anneaux à chaque inspiration. Bras, poignets, cheville et gorge sont couverts de lourds bijoux, presque des entraves, que lèchent les reflets furtifs du feu.

             Une déesse immobile.

             Une idole.

             Une châsse précieuse que l'orfèvre pare avec amour.

             Ou plutôt, non... la toilette mortuaire d'une reine, accomplie dévotement par un ange à genoux, au son de chœurs sortis tout droit du firmament.

             C'est à la fois d'une telle lubricité et si désespérément chaste que Nora, troublée au-delà de l'exprimable, s'arrache à la vision et regagne sa chambre sans avoir satisfait son besoin naturel. Là, face à elle-même — ce qui est nettement moins flippant que d'être face aux deux autres — elle se perd en conjectures. Qu'a-t-elle surpris exactement ? Quel secret vénéneux ? Quelle cérémonie fervente et corrompue ? 

             «  Ce ne sont pas tes oignons ! » s'admoneste-t-elle.

             Puis, le cœur retourné, elle se couche en pensant aux baisers rigolos de Charlie. Et se retient de hurler.

                                                                                                                                     (A suivre)


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  • Chapitre 86

      Résumé des chapitres précédents : Lorsqu’il trouve le billet de Nora, l’affolement de Charlie est à son comble. Aurait-elle replongé ?

     

             Il est très tard lorsque Nora réintègre le squat. L'appartement semble vide, comme ce matin.

             « Tant mieux, se dit-elle, ça évitera les confrontations. Ces gens-là me perturbent. Déjà qu'en ce moment, il ne m'en faut pas beaucoup ! »

              Elle va dans la cuisine, sort le lait du frigo, un yaourt, un reste de poulet. S'installe.

             Tandis qu'elle mâche, une musique lui parvient. Faible mais incontestable. Ainsi qu'un parfum.

             « De l'encens, identifie-t-elle. Et... (Concentration intense) le Requiem de Fauré. »

             Bref, un kit complet de cérémonie funèbre.

             « Rentrons dans notre piaule sans nous faire remarquer », se conseille Nora, circonspecte.

             Elle embarque une revue qui traîne sur le buffet, le yaourt entamé, et s'efface — discrétion oblige.

             Mais impossible de lire, le son la harcèle. Surtout les hautes fréquences qui sont, comme chacun sait, de plus longue portée que les graves. Presque à son insu, les plaintes du bambin dans le Pie Jesu  lui vrillent la cervelle, extirpant des images du fond de sa mémoire. Ces messes, toutes ces messes... Messes du dimanche matin, chiantes à mourir, où l'on gigote sur son prie-Dieu, les fesses assaillies de fourmis... Messe d'action de grâce, après l'accident : merci Seigneur d'avoir sauvé la petite. Les deux familles agenouillées, papa, maman, Anne, pieuse tête-à-claque, les parents de Charlie et leur coupable de fils... Messes à l'HP, autorisées aux seuls catatoniques, les cris intempestifs troublant le recueillement du lieu... Messe de mariage, robe blanche et tralala — quelle corvée, foutrebleu, quelle corvé !...  Messes, messes, messes, de mort, de vie, d'ennui, de merde...

             — Joyeuse ambiance, chez les voisins, grommelle Nora, reprenant sa lecture que trouble une curiosité de plus en plus pressante. Si j’allais aux toilettes ?  

             Excellent prétexte pour traverser l’appartement : la salle de bains est au bout du couloir. Sur la pointe des pieds, la jeune femme plonge en apnée dans les volutes saint-sulpiciennes.

                                                                                                                                            (A suivre)


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  • Chapitre 85

     Résumé des chapitres précédents : Pendant que son mari, de plus en plus inquiet, essaie en vain de la joindre, Nora se rend à Chevaleret où elle griffonne un petit mot qu’elle planque dans la serrure : « Ne te bile pas pour moi mon chéri c’est bon la liberté je t’aime. »

     

             — Allo, Anne ? C'est Charlie.

             — Bonsoir, Charlie. Quoi de neuf ?

             — Rien de spécial, peux-tu me passer Nora, s'il te plaît ?

             — Nora ? Elle n'est pas ici.

             — Comment ?

             — Je l'ai entraperçue hier matin, en coup de vent. Depuis, plus de nouvelles.

             — C'est impossible, voyons ! Elle m'a dit qu'elle s'installait chez toi.

             Silence ennuyé.

             — Elle t'a dit ça ?

             — Deux jours qu'elle est partie ! Je ne m'en faisais pas, je vous croyais ensemble. Mais ça change tout... Où est-elle ?

             — Comment veux-tu que je le sache ?

             — Tu n'es au courant de rien ?

             — Rien du tout : elle a juste promis de repasser, mais je la connais, tu penses...

             — Et elle n'a pas téléphoné ?

             — Je ne crois pas... Attends, je demande aux enfants. Jean-Baptiste, Nora n'est pas venue en mon absence ? Non.

             — Mais où peut-elle bien être ? Je suis sûr qu'il lui est arrivé quelque chose !

             Anne, apaisante :

             — Calme-toi, il faut tout de suite que tu envisages le pire. Ce n'est pas la première fois qu'elle fait une fugue.

             — Arrête, c'est du passé, ça ! Cinq ans qu'on vit ensemble sans la moindre anicroche.

             — Les toubibs t'ont prévenu : rien n'est jamais gagné, dans son cas. Ses médicaments peuvent la stabiliser, pas la guérir. D'ailleurs, les prend-elle ?

             Silence. Charlie se remémore la petite pilule rose, posée près du verre, dans la salle de bains. Et la bleue, au cours du repas.

             — Oui... enfin, je pense... Pourquoi je l'ai laissée partir, pourquoi ? Elle est peut-être à l'hôpital, à l'heure qu'il est... Ou dans les griffes de je ne sais qui !

             Sa phrase s'achève en un gémissement rauque. 

             — Je vais passer un coup de fil au commissaire du XIVème, dit Anne. C'est un copain. Si j'ai des nouvelles, je t'appelle. Tu as un numéro où on peut te joindre ?

             — Le portable de Boris : 06 60 22 16.

             — Attends, je note.

             — Tu n'as qu'à lui laisser le message. De toute façon, je te resonne dans une demi-heure.

             — D'accord, mais ne te mets pas martel en tête, elle n'a pas forcément replongé. Des femmes très normales ont parfois besoin d'un petit breack...

             — Mais pas elle, Anne, pas elle !

             Il raccroche, traverse le théâtre au pas de course.

             — Je rentre à Chevaleret, crie-t-il à Boris. Nora a disparu, on ne sait pas où elle est. Elle m'attend peut-être là-bas. Si ma belle-sœur appelle...

             — Garde mon portable, tu en auras plus besoin que moi.

             — Merci, je te revaudrai ça.

             Il file. Roule à une allure folle. Risque vingt fois sa vie.

             Au moment d'ouvrir la porte : Tiens qu'est-ce que c'est que ça? Il prend le papier, le défroisse, le lit. S'effondre. Et pleure toute la nuit.

                                                                                        (A suivre)


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