• Chapitre 93

     Résumé des chapitres précédents : L’arrivée impromptue d’un chauve, dans le squat, trouble quelque peu Nora. D’autant qu’il a sorti des billets de son portefeuille. Quelques explications s’avèrent nécessaires.

     

             — Bonsoir, Sylvain.

             — Ah, Nora... Tu veux des nouilles ?

             Volontiers. Avec un morceau de beurre et du gruyère râpé, c'est délicieux. Les grands classiques, on ne s'en lasse pas.

             — Je n'ai plus de fromage, mais si t'aimes le coulis de tomates à l'italienne, il y en a une boîte dans le buffet.

             — Au basilic ? salive Nora.

             — J'sais pas, regarde.

             Elle s'y emploie, tout en demandant d'un air détaché :

             — Comment va Lulu ?

             — Pas trop mal, ce soir. Elle a repris le travail.

             Bouffée d'adrénaline.

             — Quel travail ?

             — Elle en a pas trente-six !

             — Tu veux dire que...

             — ... le mec qui vient d'entrer est un client ? Oui.

             «  Je le savais, triomphe Nora. Je le savais, je le savais, je le savais... »

             — Mais c'est impossible, voyons ! s'écrie-t-elle.

             — Pourquoi ?

             — M'enfin... une handicapée !

             L'ange a un sourire très doux.

             — Elle est pute avant d'être handicapée, tu sais !

             Un vent d'indignation gonfle Nora.

             — Je t'ai vu, t'as encaissé du fric. Tu la prostitues dans son état.  C'est dégueulasse !

             L'ange prend le temps de souffler sur la casserole qui déborde (avec les nouilles, on y a droit à tous les coups).

             — Tu ne voudrais tout de même pas, pff pff, qu'elle cesse toute activité, pff pff, sous prétexte qu'elle a eu un accident ?

             — Bien sûr que si ! Enfin, Sylvain, une handicapée ! 

             — C'est toi qui dis ça, Nora  ? Toi ?

             Regard perçant, profond, profond. Jusqu'au centre des chairs, jusqu'à la pièce de métal vissée sur l'os iliaque, qui soude l'articulation de la hanche. Alors Nora, hors d'elle :

             — Oui, moi, moi, je dis ça ! Moi, la boiteuse ! Et je sais de quoi je parle : tu m'imagines, en ballerine ?

             Elle éclate d’un rire grinçant, puis, véhémente, répète :

             — Tu m’imagines ?

                                                                                                                                   (A suivre)  


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  • chapitre 92

    Résumé des chapitres précédents : L’affiche des Grumeaux s’étale sur tous les murs de Paris. Encore un coup dur pour Nora ! D’autant que « son sien » n’est pas avec les autres... Elle se console en pensant qu’il s’y trouvera bientôt. Grâce à qui ? Grâce à elle. Vive elle, finalement !

     

             Vingt heures. Nora lit dans sa chambre. Un polar chiant, c'est quand même moins chiant que pas de polar du tout. Tout est silencieux. Les échos du boulevard, filtrés par les rideaux tirés, ne sont qu'une rumeur d'ambiance, lointaine et familière. Un ressac qui emplit l'atmosphère sans en modifier la substance.

             Où sont Sylvain et Lulu ? Chez eux, sans doute, terrés dans leur sanctuaire. Nora ne les a croisés ni au p'tit déj, ni au repas de soir. Circulation fluide dans le corridor, aucun risque de collision. Tant mieux.

             Soudain, on sonne.

             « Quésaco ? » se demande Nora en posant son œil sur le trou de la serrure.

             Un gros. Chauve, la cinquantaine, genre chef d'entreprise — « mon beauf dans vingt ans, je compatis, ô Anne » —, avec un bouquet de roses noires.

             L'ange, qui a ouvert, parlemente un instant. On dirait qu'ils marchandent. Ah, ils tombent d'accord. Le type sort son lardfeuille, y pêche quelques billets. Sylvain empoche puis le guide jusqu'à sa piaule et s'efface pour le laisser passer. Après quoi, ayant soigneusement refermé la porte, il se dirige vers la cuisine.

             « Qui c'est, ce type ? réfléchit Nora. Le médecin ? Lulu aurait-elle fait une rechute, par hasard ? (Oh, la vanne à deux balles cinquante ! Les mots vous jouent de ces tours, parfois...) Rectification : Lulu aurait-elle des problèmes de santé ? Ça expliquerait qu'elle ne quitte plus la chambre. »

             Mais un médecin paie rarement ses patients et, de plus, porte une valise avec son stéthoscope, son tensiomètre et tout le bazar —  ce qui n'est pas le cas ici.

             (À ces déductions d'une grande pertinence, on reconnait tout de suite l'amateuse de polars. Or, de déduction en déduction, il peut arriver qu'un souçon vous assaille. Un hideux soupçon.)

             « Euh... C'est peut-être, je ne sais, moi... un créancier ? se défend Nora. Ou le patron de Sylvain, celui pour lequel il distribue des tracts, qui est venu lui apporter son salaire. Il en a profité pour visiter l'infirme, ce sont des choses qui se font... »

             À huis-clos ?

             Pourquoi pas ? Certaines personnes préfèrent le tête-à-tête. Si j'allais me préparer du café ? J'ai comme une petite soif.

                                                                                                                                             (A suivre)


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  • Chapitre 91

      Résumé des chapitres précédents : Au secours ! Bobo le clown s’appelle Boris, comme l’autre. C’est un coup à péter les plombs, ça.

     

             Rue de Turbigo, Nora ralentit sa course. Reprenons notre souffle, tout va bien, aucune horde de boris n'est à mes trousses.          

            « Pauvre gars, se reproche-t-elle, il n'a rien dû comprendre. D'ailleurs, moi-même... Qu'est-ce qui m'a pris, au fait ? Une sorte de... comment dirais-je ? de nausée, d'allergie... Oui, c'est ça, une crise d'allergie. Je suis allergique à son nom. Pourvu qu'il n'ait pas cru que c'était personnel ! »

             Elle tourne à droite vers la rue du Renard, parvient à la hauteur du théâtre de l'Épicerie, et...

              Oh !

              C'est quoi, cette affiche ?

             Sexe-tête pour trois instruments. 

              Trois drôles de types sur fond d'azur, classés par ordre de grandeur  —  en nette instance d'un quatrième.

             — Quand on parle du loup, grogne Nora.

             Elle aperçoit clairement, sur la gauche, entre l'épaule de Flip et le front de Galapia, le personnage manquant qui se matérialise — un peu comme les photos dans le bain de révélateur.

             « Grâce à moi, se dit-elle, grâce à moi, bientôt on le verra, mon mien, sur tous les murs de toutes les villes. Mon sacrifice n'aura pas été vain. Vive moi, finalement. »

             Elle sort son crayon de sa poche — il n'est plus très bien aiguisé mais remplit néanmoins son office —, en lèche la mine pour qu'il marque bien noir, barre le « trois » pour le remplacer par un « quatre » et, dans l'espace ad hoc, gribouille un bonhomme à moustache. Puis, fière comme le Bon Dieu au soir du sixième jour, elle éclate en sanglots. D'émotion, je précise.

                                                                                                                            (A suivre)

     


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  • Chapitre 90

      Résumé des chapitres précédents : Nora taille le bout de gras avec Bobo, le clown de Beaubourg. Il est peut-être minable, mais, finalement, plutôt sympa. Et puis, elle est en pays de connaissance...

     

             Bobo lève les bras au ciel. Les Grumeaux, ça ne compte pas, voyons ! C'est le haut du panier, l'exception qui confirme la règle.

             — Ils viennent de débuter, lui rappelle Nora.

             — Peut-être, mais ils ont Boris derrière eux...  Autant dire le pape ou, je ne sais pas, moi, Johnny Hallyday !

             Nora fait la grimace : il lui déplaît que le responsable de ses malheurs soit à ce point porté au pinacle.

             — Une enflure majuscule, siffle-t-elle entre ses dents.

             — Tu charries, là ! C'est un monstre sacré, ce bonhomme, un Grand Ancien !

             — Pfff, sa réputation est vachement surfaite. Toi, par exemple, tu le vaux cent fois...

             Sous le compliment, Bobo s'empourpre.

             — T'exagères,  proteste-t-il mollement.

             Le temps de reprendre ses esprits, et il ajoute — avec une conviction à la mesure de l'admiration qu'il croit susciter :

             — Que veux-tu, la vie est injuste. Pour un, comme lui, qui sort du lot, t'as dix mille péquenauds tout aussi talentueux mais moins vernis qui crêvent la dalle.

             — La seule chose en sa faveur, c'est qu'il a su s'entourer de vrais pros, approuve Nora.

             — Tu m'étonnes, des bêtes de scène !

             — Surtout un, le grand à moustache.

             Mimique stupéfaite de Bobo.

             — Un grand à moustache ?

             — Ouais, le meilleur des quatre.

             — Mais... ils ne sont pas quatre, ils sont trois. Tu dois confondre avec une autre troupe. 

             Le regard de Nora s'est assombri, d'un coup.

             « Pauvre con, pense-t-elle. Crétin de base. Empêcheur de rêver en rond. »

             Et, sans un mot d'explication, elle se tire.

             — Eeeeh, où tu vas ? la rattrape-t-il. On pourrait peut-être boire un coup ?

             Elle se retourne, sourit.

             — Si tu me prends par les sentiments... Tu laisses tout ton matos sur place ?

             — Les copains surveillent. (À nouveau son air précieux) La solidarité des saltimbanques, ma belle !

             Petit gloussement de Nora : il ont bonne mine, les « saltimbanques ». Des traîne-misère, ouais ! Et râleurs, de surcroît.

             — C'est quoi, ton vrai nom ? demande-t-elle en chemin.

             — Boris.

             Nora s'étrangle.

             — Tu te fous de moi ?

             — Non, parole d'honneur, comme l'autre, mais je l'ai pas fait exprès. Et toi ?

             Nora ne répond pas. Une évidence vient de l'assailir : jamais elle ne pourra s'asseoir à la table d'un type qui porte ce nom, c'est viscéral.

             Elle regarde sa montre, histoire de se donner une contenance. Feint de sursauter

             — Déjà ? Putain,  je vais être en retard à mon rencard. Excuse-moi, faut que je me sauve.

             — Et mon verre ?

             — Une autre fois, allez, bye.

             Bobo la regarde  s'éloigner clopin-clopant — foutue allumeuse ! — puis crache par terre — foutu goût de benzène ! — et pousse la porte du troquet.

             — Remets-moi ça, Marcel, chuis dégoûté.

             On le serait à moins.

                                                                                                                                      (A suivre)


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  • Du 23 au 26 mai, je serai aux Imaginales d'Epinal, avec tous mes petits camarades science-fictionneux et fantastiqueux. J'y signerai "Truc", entre autres. En plus, on m'a prévu des débats, sapristi !

    Venez nombreux, ça vaut la peine !

     

    http://www.imaginales.fr/gudule/


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