• chapitre 109

    Résumé des chapitres précédents : Le symposium révisionniste commence. Yvette est la première à prendre la parole. 

             Yvette toussotte pour s'éclaircir la voix. 

             — Nous sommes en 1959, déclare-t-elle sans préambule. Johnny Stark, l'imprésario bien connu, organise une audition : il veut lancer une nouvelle vedette, quelqu'un qui incarne, aux yeux de toute une génération, la "petite fille de Français moyen" idéale. Françoise Hardy débute, mais ne convient pas : trop grande, trop molle. Sylvie Vartan chante comme une casserole. Il y a donc une place à prendre. Dans la salle d'attente, outre le menu fretin sans intérêt, deux candidates : Sheila, gnangnan, jupe écossaise, couettes. Et Marylin Monroe...

             — Mais c'est impossible, ce n'est pas la même époque, proteste Nora.

             Des « chut » s'élèvent dans l'assistance. Miss Monde se penche à son oreille :

             — C'est du révisionnisme, lui chuchote-t-elle.

             — Oups, pardon, j'avais oublié.

             — Interruption nulle et non avenue, tranche Yvette, agacée. Marylin, donc, disais-je, le corsage en avant (elle mime), gironde dans son maillot de lumière (elle mime encore), un boa tirebouchonné autour de sa jambe gainée de résille.

             Quelqu'un gargouille. Florida. Le portrait lui a plu, elle le manifeste bruyamment.

             — Jonnhy Stark hésite. Qui va-t-il choisir ? La pépète ou la vamp ? Pour des sucès pleins d'entrain et de joie de vivre, Sheila fait parfaitement l'affaire : youpi, youpi, chanteront les teenagers dans son sillage. En revanche, le sex-appeal exacerbé de Marylin ratisse plus large. Les hommes  raffolent des pin-up, qu'ils aient sept ou soixante-dix-sept ans. Or, avec le ralongement de l'espérance de vie, il serait malvenu de négliger les retraités !

             Yvette prend l'auditoire à témoin :

             — Cruel dilemme, non ?

             — Très, admet Nora.

             — À sa place, je jouerais ça à pile ou face, s'écrie miss Monde.

             — Excellent suggestion, apprécie Yvette. Pile, on débilise les foules, face, on les fait triquer.

             Geste de lancer une pièce en l'air, de la rattraper, de vérifier dans sa paume.

             — Face ! Mademoiselle Sheila, on vous écrira. 59 sera l'année poupoupidou, ça va chauffer au hit-parade !

                                                                                     (A suivre)

     

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  • chapitre 108

     

     

    Résumé des chapitres précédents : Avec Ave Maria, la sœur qui a perdu la foi, le club est au complet. 

     

    — Mais, réfute Nora, effarée, Thérèse d'Avila avait cinquante ans quand Dieu l'a « visitée ». 

    — Elle ne les faisait pas, elle a toujours été mince. 

    — N'empêche qu'elle aussi était ménopausée.

    — C'était au XVIème siècle, Il a vieilli, depuis. Ils sont tous pareils : en prenant de l'âge, ils ne s'intéressent plus qu'aux tendrons. 

    Elle foudroie la voûte du regard. 

    — Et dans quelques temps, qu'est-ce qu'il te faudra ? Des premières communiantes ?  

    — H'as hien haison ! approuve Florida en terminant son verre — dont, malgré ses efforts, elle renverse la moitié, pour cause anatomique.

    — Mesdames, intervient Yvette, puisque nous sommes toutes là, je propose que nous commencions la séance. 

    — Honne ihée ! 

    Une caisse en bois est tirée au milieu de la station, face au blanc valide. 

    — Qui prend la parole la première ? demande Ave Maria. 

    — Moi, si vous voulez, propose Yvette. 

    Approuvé à l'unanimité.

    Elle se lève, grimpe sur la caisse. 

    «  Drôlement agile, pour son âge, admire Nora. La plupart des vieux sont rhumatisants, faiblards, impotents ; elle, encore un peu, elle sauterait à la corde . » 

    — Vas-y, Yvette ! l'encouragent miss Monde et la sœur. 

    — Has-y, on h'éhoute ! 

    Applaudissements auxquels se joint Nora, à tout hasard.

                                                                                                       (A suivre)

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  • Chapitre 107

    Résumé des chapitres précédents : Après Florida, voilà Miss Monde, une transsexuelle au physique de lutteur de foire. Encore une qui n’a pas eu de chance !

             — Bonsoir, les filles !

             Ah, la quatrième laronne.

             Une bonne sœur.

             — Salut, Ave Maria ! lance miss Monde, toute contente.

             — Hahut !

             — Viens vite, ma grande, on n'attendait plus que toi, s'empresse Yvette.

             Joviale, joufflue à damner un saint et pleine de truculence, la religieuse prend place. Et trinque.

             — Que fichez-vous avec celles-là ? lui glisse Nora, méfiante. Vous vous occupez d'elles ? Vous le évangélisez ?

             — Du tout, je fais partie du lot.

             — Ah bon ? Je croyais qu'il fallait avoir souffert pour être admise.

             La bonne sœur sourit.

             — J'ai souffert, affirme-t-elle.

             — Ah ?

             — J'ai perdu la foi.

             Devant l'ahurissement de son interlocturice, elle éclate d'un rire franc.

             — Chacune d'entre nous a eu maille à partir avec les hommes. Le fils d'Yvette est mort dans des circonstances que tu dois connaître, Florida s'est fait plaquer après son accident, miss Monde a été trahie par ses chromosomes : le mec qui était en elle a déserté un beau matin. Quant à moi, Dieu m'a mise au rebut après ma ménopause.

             — Mais... Dieu n'est pas un homme !

             — Et comment que c'est un homme ! Le plus viril de tous. Des harems de petites religieuses, il se tape, toutes plus éprises les unes que les autres. Et quel amant, quel amant, nom de Lui ! L'exaltation mystique, c'est l'orgasme suprême. Regarde cette grande garce de Thérèse d'Avila (Dieu ait son âme et le reste) : ses pâmoisons sont restées légendaires. Les étreintes terrestres, en comparaison, crois-moi, c'est du pipeau. 

             Son visage poupin, encadré par le voile noir et la minerve blanche, s'est empourpré d'un coup.

             «  Ça doit être hormonal », suppose Nora, sans pouvoir discerner s'il s'agit d'une lacune de progestérone (communément appelée « bouffée de chaleur ») ou d'un excès dû à l'excitation, les deux causes ayant le même effet.

             — Pourquoi dites-vous qu'Il vous a quittée ? 

             — Parce que rien n'est plus vrai. Tant que j'étais jeune et fraîche, ce fut la passion. Les nuits qu'on a passées, les extases, les visions ! Si je n'ai pas lévité, c'est parce que je suis trop lourde, mais je peux bien t'assurer que le septième ciel, j'y ai grimpé plus souvent qu'à mon tour ! Et puis un beau jour, sans prévenir, pouf, plus rien. Rideau. Dieu était parti voir ailleurs. (ricanement désabusé) Des gamine, Il n'avait qu'à se baisser pour en ramasser à la pelle, pourquoi Il se serait privé, hein ? Moi, Il m'a balancée aux ordures, flac, trente ans d'amour à la poubelle.

             Elle tend le poing vers la voûte :

             — Pour des minettes ! Pour des minettes, Il m'a jetée ! 


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  • Chapitre 106

     

    Résumé des chapitres précédents : Triste destinée que celle de Florida. Son mari l’a quittée le jour même de ses noces. Juste après l’incendie, oui, c’est ça. Pour une nuit d'amour, elle n’avait plus le physique. 

     

    Nora respire à fond, pour tenter d'apaiser son grelottement interne, puis signale : 

    — Moi, j'ai un copain, il a vécu un peu le même truc. Mais il s'est nettement mieux comporté : il n'a pas largué sa nana, au contraire, elle lui rapporte. Y a une clientèle pour les anatomies difficiles. Si tu veux, je te donne son adresse. 

    — He huis houjours hierge, avoue gravement Florida.  

    — Dans ce cas, se rétracte Nora, ce n'est pas du monde pour toi. Tu aurais tort de griller les étapes, n'en parlons plus. 

    Deux minutes de silence pour cette carrière brisée dans l'œuf. Tip tap, perçoit-on dans le lointain. 

    — Voilà miss Monde, s'exclame Yvette. 

    Elle se lève, Florida également, et toutes deux courent à la rencontre de l'arrivante. Embrassades, congratulations. 

    — T'as maigri, toi ! dit une voix bizarre. 

    — Hrois hilos ! répond fièrement Florida. 

    Le trio réintègre le cœur de la station. 

    — Miss Monde, Nora, présente la vieille. 

    La quarantaine bien sonnée, le mètre quatre-vingt dix, une carrure d'hercule de foire, une tronche de boxeur. Et un charmant petit ensemble en dentelle noire agrémenté de roses pompon. 

    Miss Monde est un travelo. 

    — Un transsexuel ! rectifie-t-elle. 

    Là, la nature a été vache. Cette quintessence de mâle a une âme de jeune fille. 

    — Enchantée, fait Nora tout en pensant : sincères condoléances. 

    Elle serre la paluche qu'on lui tend, et dont les doigts couverts de bagues bon marché émergent de délicates mitaines. Cette personne a d'office toute sa sympathie. L'énorme  faciès est affable, les lèvres mal carminées pleines de cordialité. La chevelure, surmontée d'un bibi, plus drue que de la soie de sanglier mais fort joliment mise en plis. 

    — J'adore votre coupe, assure Nora. 

    Ses terreurs de tout à l'heure se sont évaporées. Rien de malsain dans cette assemblée féminine, rien de louche. Que des êtres comme vous et moi, que la vie a davantage malmenés que la moyenne et qui se serrent les coudes devant l'adversité. 


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  • Chapitre 105

    Résumé des chapitres précédents : Florida n’a plus rien d’humain. Ni nez, ni oreilles. Comme bouche, un trou. Comme joues, un patchworck de chairs mal raboutées, offrant toutes les nuances du rose ardent au blême. Les yeux sans paupières, noirs, d'une profondeur extrême, évoquent à s'y méprendre ceux d'un lapin écorché.

             Nora avale son apéro d'une traite, histoire de se donner du cœur au ventre. Puis, prenant son courage à deux mains, elle s’informe :

             — Que vous est-il arrivé ?

             — H'ai crahé.

             — Elle dit qu'elle a cramé, traduit Yvette.

             — J'avais compris, merci.

             — Son voile a pris feu le jour de ses noces, précise Yvette.

             — À hause des hougies.

             — Des quoi ?

             — Des bougies. C'est complètement idiot de foutre des bougies sur un gâteau de mariage.

             — Comment ça s'est passé ?

             — Elle se penchait pour les souffler quand son voile s'est enflammé. Le nylon, c'est une vraie cochonnerie : ça colle à la peau, ça s'incruste. En moins d'une seconde, sa gueule a fondu.

             — Et personne ne l'a éteinte ?

             — Si, bien sûr. Mais comme il n'y avait pas d'eau à table, ils ont employé du champagne.

             — H'ai eu très hal ! confirme Florida.

             — Sans compter qu'elle était jolie, cette poulette ! Montre ta photo, Florida !

             Florida s'exécute. Elle ouvre son sac à main, en sort un portrait de mariage. Deux pigeons heureux joue à joue. Elle, frimousse rondelette, tout en fleur. Une peau de pêche veloutée dans un écrin de tulle blanc. Lui, plutôt beau gosse, l'air fichtrement épris.

             — Comment a-t-il réagi ? souffle Nora.

             — Pfuit ! Disparu de la circulation.

             — Il l'a quittée dans cet état ?

             — Eh oui : pour une nuit de noces, elle n'avait plus le physique.                                                                  


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