• Chapitre 60

      Résumé des chapitres précédents : Et voilà, Nora est arrivée à ses fins. Il a suffi d’une phrase, une petite phrase de rien du tout : « J’aimerais tellement que tu deviennes quelqu’un ! » pour retourner Charlie comme un gant. Et faire taire les scrupules qui le rongent...

     

             Deux heures de réflexion plus tard, Charlie, ayant pesé le pour et le contre, introspecté sa culpabilité et fait répéter à Nora ses desiderata tout neufs, se couche, quasi décidé à contacter Boris afin d'inverser la vapeur.

             Écrasée sous son homme, Nora expérimente les joies de l'holocauste. Lui, souque avec une sorte de reconnaissance furieuse. Il pourfend l'ennemie. Quand enfin il s'endort, fourbu, le jour se lève. Ils n'ont jamais baisé comme ça.

             Nora, en revanche, est bien éveillée. Elle étire bras et jambes, se remémore leurs exploits nocturnes. Ne livrait-on les gladiateurs aux mains des courtisanes avant de les soumettre au fer et au feu, dans la Rome antique ?

             « La luxure est l'antichambre de la mort », pense-t-elle, un brin grandiloquente. Et elle se lève.

             Derrière le pont de Tolbiac, les lueurs blanchâtres de l'aube diluent l'obscurité par petites touches sournoises. Il doit être six heures, par là. Elle enfile son jean, chausse ses tennis. Attention au plancher qui craque. Pull, écharpe, blouson. Sac de voyage. Elle s'éloigne sur la pointe des pieds, mais, parvenue à la porte, se ravise. Où y a-t-il un stylo et un bout de papier ? Ah, ici.

             « Ne t'occupe pas de moi, fais ce que tu as à faire. Je vais passer quelques jours chez Anne. Bonne chance, mon amour. »

             Le métro aérien est au bout de la rue, cinq bonnes minutes de marche. D'un pas allègre, Nora longe les voies. Dans sa tête, le vide. Sur son épaule, un bagage en nylon bleu pâle, gonflé de trésors dérisoires : chemises frippées, pantalons déchirés, chandails informes. Et, dominant tout son être, une détermination sans appel.

                                                                                                                                               (A suivre)


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  • Chapitre 59

     Résumé des chapitres précédents : Eh bien, v’là autre chose : Nora s’avoue jalouse de la femme de Galapia. Mais n’est-ce point là un habile stratagème pour pousser Charlie dans ses retranchements ?

     

             « C'est vrai qu'elle est sapée comme l'as de pique, pense Charlie, la gorge serrée à étouffer. Ça m'avait échappé, jusqu'ici. J'en raffole nue ou ondulant sous trois chiffons, mais elle ? Me suis-je jamais préoccupé de ses exigences vestimentaires ? Gougnafier que je suis ! Le pognon me semblait superflu, et elle suivait sans se plaindre. Elle rafistolait ses vieilles nippes, me piquait mon blouson faute d'en avoir un à elle, découpait ses T-shirts pour les moderniser. O ma Nora, ma Cendrillon ! Je suis sûr qu'en secret,  tu bavais devant les étalages. Tu rêvais de tenues somptueuses, de parures, de bijoux. D'élégance. Et je n'ai pas su discerner tes besoins, convaincu, comme un con, que JE te suffisais, moi, le raté, le minable, le comédien miteux.. » 

             Il a un dernier soubresaut :

             — C'était toi qui prétendais...

             — Je sais, coupe Nora, la moue coquettement humide, je suis idiote parfois. Le changement me fait peur. Fallait pas m'écouter.

             — Tu avais l'air si malheureuse...

             — Ça m'aurait passé, va. Si je t'avais vu sur scène hier soir, sûr, ça m'aurait passé.

             Quand tout fout le camp, il reste les clopes. Encore une chance que Charlie se soit remis à fumer. Sainte Nicotine dégote un restant de rogne dans ses certitudes en déroute.

             — Faudrait quand même savoir ce que tu veux, grince-t-il. Un jour tu dis blanc, le lendemain tu dis noir, comment veux-tu que je m'y retrouve ? Tu crois que j'étais à la fête, moi, hier ? Les boules, je les avais là, cocotte, et même plus haut. La notoriété, le fric.. c'est pour toi, figure-toi, que j'ai renoncé à tout ça. Évidemment, ça te passe au-dessus, t'as jamais pigé rien à rien. T'es vraiment la reine des truffes ! T'as attendu que j'aie bien avalé la couleuvre pour ramener ta fraise et me traiter de minable. Le bouchon, tu n'as pas l'impression de le jeter un peu loin ?

             Que si, elle a. C'en est même sidérant. Mais c'est pour la bonne cause.

             Encore une lichette de salive sur la grande bouche rouge, un regard en coin, et cette phrase lapidaire :

             — J'aimerais tellement que tu deviennes quelqu'un !

                                                                                                                                     (A suivre)

     

     


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  • chapitre 58

     Résumé des chapitres précédents : Quelle mouche pique Nora ? La voilà qui fait volte-face et, contre toute logique, pousse Charlie à entrer dans la troupe. Le pauvre garçon en est tout désorienté.

     

             « Changeons de tactique, se dit Nora. Par là, y a pas d'issue. »

              Elle prend sa bouche boudeuse, celle qui fait tourner Charlie en bourrique.

             — T'as pas compris, mon chéri..., minaude-t-elle.

             — Qu'est-ce que j'ai pas compris ?

             Coup de langue sur les lèvres pour les rendre brillantes, comme ces fruits qu'on passe au polish avant de les exposer en vitrine.

             — Ce soir, j'étais folle de jalousie.

             Comme elle a dit ça ! Avec quelle vénéneuse suavité !

             — Quand ils t'ont proposé de travailler avec eux, je ne me doutais pas qu'ils allaient décoller du jour au lendemain, qu'on parlerait d'eux dans les journaux, à la télé, partout. Tu penses bien que si j'avais prévu, je t'aurais poussé. J'ai été conne, mais conne... Tu ne peux pas savoir à quel point je m'en veux.

             Charlie ne dit plus rien. Il se contente d'écraser son mégot à demi-consumé dans le cendrier, ce qui, en soi, est déjà un discours. Pas un muscle de son visage ne bouge, et en-dedans, c'est encore pire.

             « Maintenant, l'estoquade », pense Nora avec une sombre jubilation.

             — C'est flatteur, tu sais, d'être la femme d'une vedette. Mille fois mieux que d'être la femme d'un rien du tout.

             Sous l'impact, Charlie vacille. Oh, à peine. Mais la bête est touchée à un point vital. L'exaltation du torero emporte Nora. Cramponne-toi à ta queue et tes oreilles, pépère !

             — La nana de Galapia, elle pétait de fierté. Et cette robe qu'elle portait ! Un truc de couturier. Moi, j'avais mon vieux jean...

             Charlie ouvre la bouche, la referme, la rouvre. L'air lui manque. Éblouie par sa propre performance, Nora le regarde mordre la poussière.

             — Je... j'te croyais pas intéressée par ça..., bredouille-t-il enfin.

                                                                                                                                     (A suivre)

     


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  • Chapitre 57

     Résumé des chapitres précédents : À l’évidence, Boris n’a pas renoncé à avoir Charlie dans sa troupe, et le lui fait comprendre, ainsi qu’à Nora...

     

             — Tu crois que tu pourrais rattraper le coup ? demande Nora à brûle-pourpoint.

             Charlie se retourne d'un bloc. Le front contre la vitre, il contemplait la nuit.

             — Quoi ?

             Elle répète, assise en tailleur sur les coussins, avec son gros pull façon irlandaise et ce jean troué au genou qu'elle trimbale depuis des lustres.

             — Entrer chez les Grumeaux, je veux dire, précise-t-elle.

             Quelle mouche la pique ?

             Il la regarde, désorienté, et la revoit à la même place, en larmes. Reste avec moi, ne m'abandonne pas, j'ai peur, j'ai froid, je barbote dans les sables mouvants. Il la revoit comme s'il y était, et son expression d'absolue détresse le hante, depuis. Tous les renoncements mais, par pitié, plus jamais cette expression-là !

             — Non, répond-il.

             — Je pense que si, insiste Nora.         

             — Laisse tomber.

             — Paraît qu'il y a des numéros prévus pour quatre — quatre et demi, avec la Germaine — qu'ils ne pourront jamais faire sans toi. Je suis sûre que si tu voulais, ils t'accueilleraient à bras ouverts.

             Charlie a un haut-le-corps.

             — Quel jeu tu joues, Nora ? Il y a quelques mois, tu nous fais un mélo : c'est moi ou eux, mais si c'est eux, je meurs. Moi, bon con, je cède, je leur dis tchao et je passe à autre chose. Et aujourd'hui, tu tournes casaque ? T'es inconsciente ou quoi ?

             Il fouille sa poche, en sort une clope, l'allume fébrilement.

             — Le problème est réglé une fois pour toutes, souffle-t-il, en même temps que la fumée. Je continue en solo, avec toi. On a notre trip, eux le leur. Si ça marche pour eux, tant mieux, c'est tout ce que je leur souhaite. J'ai peut-être raté le coche mais j'assume...

             — Moi pas, coupe Nora.

             — Quoi, toi pas ? T'as des regrets ?

             — J'ai réfléchi, j'en veux pas, de ton sacrifice.

             Oh, ce front têtu ! À gifler. À cogner contre les murs jusqu'à ce que bosse s'ensuive.

             — Je te demande pas ton avis, bordel de merde ! Que tu sois d'accord ou non, je m'en tape, ma vieille. Ma décision, j'ai pas l'intention de revenir dessus. Je suis pas une girouette, fourre-toi bien ça dans le crâne !

                                                                                                                                           (A suivre)


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  • Chapitre 56

      Résumé des chapitres précédents : Durant tout le spectacle, Nora n’a vu que Charlie. Charlie, le sacrifié. Charlie qui, par amour, a renoncé à entrer dans cette troupe fabuleuse...

     

             Plus tard, dans les loges :

             — Magnifique travail ! déclare Charlie, serrant avec chaleur la main de Boris.

             — Sans toi, dommage.

             — Ne retourne pas le fer dans la plaie, steup'.

             — Je vais me gêner. Tu nous a méchamment plantés, mon pote !

             Le Maître a élevé instinctivement la voix. Tout en lui faisant signe « moins fort », Charlie jette un coup d'œil par-dessus son épaule. Pourvu que Nora... Non, elle discute avec Galapia, très attentive à son délire verbal. Et, miracle, elle sourit.

             Le champagne circule. Cohue des soirs de première. Des journalistes-télé, bétacam à l'épaule, se frayent péniblement le passage jusqu'à Boris. 

             — Je ne te tiens pas quitte, gronde ce dernier, en abandonnant son interlocuteur.

             La fin de soirée est très gaie. Charlie entoure sa femme, la met en valeur, sollicite son avis. La prend à témoin de chaque affirmation, clame haut et fort qu'il lui doit tout. Si bien qu'au moment de se quitter :

             — Adieu, petite mante religieuse, dit Boris à Nora, suffisamment bas pour qu'elle seule l'entende.

             Et, comme elle se raidit :  :

             — Chut ! ajoute-t-il, un doigt sur la bouche. Dévore et tais-toi.

                                                                                                                                (A suivre)


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