• Chapitre 82

     Résumé des chapitres précédents : la rencontre avec Yvette réserve bien des surprises à Nora. La petite vieille lui montre la photo de sa dernière toquade, un fort joli garçon d’une trentaine d’années.

     

             — C'était votre chéri ?

             — Mon fils, mademoiselle !

             — Oups, excusez-moi... (« Imbécile ! Tordue ! Je n'en ferai jamais d'autre ») Et... euh... il est où ? 

             — Mort, l'ordure.

             À défaut de pouvoir rentrer sous terre, Nora arrondit le dos.

             — Condoléances, balbutie-t-elle.

             — Pas de quoi, il l'a fait exprès.

             Nora se tait, dans l'espoir insensé que son interlocutrice en fasse autant. Mais c'est mal la connaître !

             —  Il voulait une Harley. Une Harley, je te demande un peu ! Il m'a soutiré jusqu'à mon dernier sou pour se la payer. Une Harley, petit imbécile ! Elle l'a tué.

             Nora fixe sa bière.

             Cette mousse, que c'est curieux ! Un phénomène chimique dont les causes m'échappent. Pourquoi la bière mousse-t-elle et pas la limonade ? Toutes deux sont sous pression, non ? 

             — Me piquer mon pognon pour s'offrir sa mort, tu te rends compte ?

             Durant un petit moment, la vieille mâchouille sa langue avec une rage sénile, puis, d'un seul coup, éclate : 

             — Quand je l'ai vu à la morgue, je l'ai giflé !

             Le Coca mousse un peu, aussi. Et le Champagne. Et le mousseux, bien sûr, comme son nom l'indique. Yvette, en revanche, n'est en effervescence que par intermittence. 

             Elle sourit, à présent. Un sourire très jeune. Édenté mais jeune. Zazie revue par Dario Argento.

             — Tu ne l'avais pas volé, mon voyou adoré, susurre-t-elle à la photo, en l'embrassant. Si c'était à refaire, je te défoncerais le portrait !

             Une traînée de salive macule le papier glacé — qui en a vu bien d'autres : larmes, crachats ou pire. Prise d'une irrépressible envie de foutre le camp, Nora repousse sa chaise qui bascule vers l'arrière.

             — Faut que je me sauve !

              — Déjà ? s'étonne la vieille. On vient à peine de s'installer.

             — Je... j'ai un rendez-vous.

             — Je croyais que tu glandais ?

             — Justement, je... on me propose un boulot, et...

             — Tant pis. À une autre fois.

              Clip-clop, clip-clop, Nora se retrouve sur le trottoir avec le sentiment d'avoir sauvé sa peau. Vite, vite, elle s'éloigne, en jetant de furtives œillades par-dessus son épaule, des fois qu'on la suivrait, ire maternelle en proue.

             On ne la suit pas, au contraire : affalée devant son demi, on rabâche en rotant ses macabres réprimandes : fiston, enfant de pute, t'aurais pas pu rester en vie quelques années de plus, pour tenir compagnie à maman ?

                                                                                                                                          (A suivre)


    8 commentaires
  • Chapitre 81

     Résumé des chapitres précédents : Yvette, la petite vieille déguisée en fillette qui chante du Sheila, invite Nora à boire un pot. Par désœuvrement, celle-ci accepte.

     

             Quelques instants plus tard, attablées devant deux demis, elles font plus ample connaissance.

             — De quoi tu vis ? s'enquiert la vieille.

             — De rien, en ce moment. J'habite chez des amis.

             — T'as un mec ?

             — Oui, mais il est absent (un silence). Provisoirement.

             Yvette hoche la tête d'un air entendu.

             — Tous les mêmes.

             Une ch'tite lampée de bière.

             — Tous des salauds, souligne-t-elle, la lippe mousseuse.

             — Non, proteste Nora, mon mien, il est très bien. C'est son travail qui l'accapare.

             — Ils prétendent tous ça, mais faut pas les croire : ils ont le vice dans la peau, voilà la vérité !

             Nora hausse les épaules. Elle refuse d'entamer, ici, ce genre de débat.

             — Moi, j'ai été plaquée six fois, reprend Yvette. Six fois, t'entends ?

             — Ma pauvre.

             — Je m'en tape, c'étaient des connards. Il n'y a que le dernier qui m'ait fait souffrir.

             — Ah ? Tant mieux.

             Un sur six, quinze pour cent grosso-modo, la moyenne est acceptable.

             — Tu veux voir sa photo ?

             Sans attendre un acquiescement qui, peut-être, ne viendra pas, la vieille plonge dans son blazer étriqué — bleu marine à boutons dorés, comme il se doit, aux manches repliées à la hauteur du coude —, en sort un portefeuille de faux croco. Tend une photomaton chiffonnée à Nora.

             — Pas mal, admire celle-ci.

             La trentaine, jolie gueule, début de calvitie coquettement gominée, diamant à l'oreille gauche. Mieux que pas mal, en fait.

             Ce beau jeune homme avec cette ruine ? Il s'agit certainement d'un amour de jeunesse...

             Quoique.

             La photo, bien qu'en noir et blanc, semble relativement récente. Le look du monsieur aussi. Fin quatre-vingts, disons. Ou tout début quatre-vingt-dix. L'affaire doit remonter à une dizaine d'années, quinze au plus.

           "Comment était Yvette, il y a quinze ans ?" s'interroge Nora, effarée.

           La réponse coule de source.

           "Pas très différente d'aujourd'hui, je  suppose..." 

                                                                                                                                       (A suivre)

     


    6 commentaires
  • Chapitre 80

     Résumé des chapitres précédents : Mon dieu, Yvette fait la manche en chantant du Sheila !

     

             Moues consternées, dans le public. Protestations. Deux trois réflexions ironiques :

             — Encore un coup des contestataires de la RATP !

             — Ils ne savent plus quoi inventer pour faire pression sur les usagers.

             — Ce sévice-ci est particulièrement ignoble !

             Imperturbable, la crécelle poursuit sa mélopée. Sadisme caractérisé ou radieuse innocence ?

     

             L'école est finie !

             L'école est finiiiie !

     

             « Je ne connais pas cette bonne femme, rumine Nora, au comble de la honte. Vais-je me carapater au prochain arrêt, ou rester ici et mourir de confusion ? »

              Elle reste, mais fixe obstinément la vitre. Pas là. Pas concernée. Ailleurs, très très loin.

             Comme tout a un fin, même les pires catastrophes, celle-ci s'arrête avec le dernier couplet. Yvette, la main tendue, s'insinue parmi les voyageurs en psalmodiant ingénument :

             — Pour la chanson, m'sieurs-dames.

             Il se trouve quand même deux gogos — une Algérienne avec un sac Tati et un jeune Black que son walkman a préservé de l'outrage — pour lui filer la pièce. Satisfaite, elle fait signe à Nora : on descend.

             — Pas mal, hein, mon récital,  jubile-t-elle, une fois sur le quai.

             — Pfiou ! (dés)approuve Nora.

             — Je connais tout le répertoire de Sheila par cœur.

             — Épatant.

             — Viens, je t'offre un godet.

             — C'est gentil.

             Bras-dessus bras-dessous, elles remontent à l'air libre et foncent vers une brasserie.

             — Tiens, salut, pépète !  lance le patron en les voyant entrer. T'as une  nouvelle copine ?

             — Pas une copine, une relation, rectifie dignement Yvette.

                                                                                                                     (A suivre)


    7 commentaires
  • Chapitre 79

     Résumé des chapitres précédents : Tandis que Nora poursuit ses observations métropolitaines, une petite vieille habillée en fillette vient lui tenir compagnie.

     

             — Je m'appelle Yvette, se présente la vieille.

             — Nora, enchantée.

             Elle se serrent poliment la main.

             — Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? s'informe la vieille.

             — Pour l'instant, je glande.

             — Et habituellement ?

             — Pas envie d'en parler.

             Comprenez-moi, c'est trop intime, trop douloureux. Habituellement, j'aime un homme. Je m'occupe d'un poney. Je cultive des tomates, je couds, je soigne un chat en rut. Mais rassurez-vous, Marie-Jeanne me remplace. Et je crois — je dis bien,  je crois ! — qu'elle est digne de confiance.

             — Moi, je fais la manche, reprend la vieille.

             — Ah ? Ça consiste en quoi ?

             — Tu veux voir ? Nous sommes justement sur ma ligne, porte d'Orléans-porte de Clignancourt.

             Pourquoi pas ? La soif de connaissance est le propre des chercheurs.

             — Attendons encore quelques rames, que le gros des crétins soit évacué, décide la vieille. T'as déjà essayé de sortir ton porte-monnaie, coincée comme une sardine, toi ?

             — Quel professionnalisme ! admire Nora.

             — En plus, j'ai horreur qu'on me marche sur les pieds, précise la vieille.

             — Ma mère disait toujours : « Charité bien ordonnée commence par soi-même », répond Nora à tout hasard.

             — Voilà bien une devise d'usager, lâche la vieille du bout des lèvres.

             Une fois le flot tari : 

             — Bon, maintenant, allons-y, décrète-t-elle. 

             Elles embarquent. Le compartiment est encore bondé, mais rien de commun avec précédemment.

             Sous les yeux médusés de sa recrue, Yvette se cale contre un strapontin rabattu et, d'une voix chevrotante, entonne :

     

             L'heure de la sorti-ie

             Tout au long de l'anné-ée

             L'heure de la sortie c'est le meilleur moment de la journé-ée

     

             Ciel ! Mais c'est du Sheila !

                                                                                              (A suivre)

     


    8 commentaires
  • Chapitre 78

      Résumé des chapitres précédents : Nora, n’ayant rien de mieux à faire, va admirer de près la grève de métro. Fascinée par la faune urbaine, elle s’amuse à jouer les anthropologues.

     

             — Quel bordel !

             Quelqu'un — quelqu'une, plutôt —  a pris place à côté de  Nora sans que celle-ci, tout à ses pensées, s'en aperçoive.

             — Oui, répond-elle machinalement.

             — Bien fait pour eux, qu'ils crèvent ! ajoute-t-on.

             Et on ricane.

             Nora se retourne. Sa voisine est une petite vieille tout à fait déroutante. Quelque quatre-vingts printemps mais une dégaine primesautière : minijupe, socquettes, baskets.  Et trois cheveux gris tirés en queue-de-cheval par un gros chouchou jaune.

             — Tous des cons, insiste la nouvelle-venue. Qu'ils aillent au diable !

             Remake de la scène précédente, identique au détail près. La rame arrive, cohue, bousculade, pleurs et grincements de dents.

             — Et de deux, dit Nora.

             — Deux quoi ?

             — Je compte les métros.

             — Ben t'as pas fini : il en passe cinq cents par jour.

             — Pas aujourd'hui, c'est grève.

             — Hin  hin, s'esclaffe la vieille.

             — Ça vous amuse que ce soit grève ? 

             — Ça m'amuse que les cons en chient.

             — Vous n'aimez pas les gens ?

             — Est-ce qu'ils m'aiment, eux ?

             Voilà qui demande réflexion. Tout d'abord, est-elle attachante? Petit minois chafouin, ridé au-delà du supportable, œil peu amène, et cette provocation dans la tenue, ces airs de lolita du troisième âge, mal élevée de surcroît. Non, franchement, rébarbative. Repoussante, même, n'ayons pas peur des mots. On ne peut que comprendre les gens.

             — Vous avez bien des amis ? tergiverse Nora.

             La vieille hoche la tête.

             — Ouais, mes copines.

             Rassurée, Nora, jugeant le débat clos, reprend ses observations. Un jeune cadre dynamique vient de pénéter dans la station. Est-ce un chef de tribu ? Il en a bien l'allure. Fier, altier, le front levé vers l'avenir, et l'uniforme des maîtres de l'univers : complet-veston-cravate. (Pas de pochette, en revanche : Anne n'a pas encore colonisé cette région. Réconfortante constatation.) À la main, l'insigne de sa charge : un attaché-case (ou un PC portable, Nora n'est pas absolument fixée sur ce point). Que le pouvoir rend beau, saperlipopette ! Cet homme-là est auréolé de magnificence, on sent que rien ne lui résiste. Il n'a qu'un geste à faire et le métro rapplique. Un, deux trois... Ben, qu'est-ce qu'il attend ? Ah,  je sais : il ne veut pas gaspiller ses précieuses énergie pour susciter ce qui, de toute façon, est inéluctable, et se résout à patienter, comprimé mais clément.

                                                                                                                                            (A suivre)


    9 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires