• Métamorphose

              Pas de doute, la mutation avait commencé. Je n'y croyais pas, au début, mais force me fut d'admettre l'évidence : la fonction créait bien l'organe, ainsi que le prétend l'adage.

              Ce fut d'abord un minuscule détail au niveau de la mâchoire inférieure. Du jeu dans l'articulation devenue subitement mobile, avec une nette tendance à dévier vers la droite.

             « C'est l'âge, me dis-je dans un soupir. Déficiences visuelles, auditives, digestives, vénériennes, sont les impitoyables symptômes d'une florissante cinquantaine. Nos mécanismes sont programmés pour un certain nombre d'années, l'admettre c'est déjà y remédier, mentalement du moins, par une résignation de bon aloi. Poussières nous sommes, en poussière nous retournerons. C'est la loi de toute chose y compris de moi-même, bien qu'hélas le constat soit fort déplaisant. » 

              Du jour au lendemain, mes tétons crûrent et se multiplièrent. Au plus fort de la crise, j'en dénombrai quarante, alignés en quatre rangées horizontales d'égale longueur. C'était propret, notez. D'une ordonnance sans faille, calculée au millipoil près. Mais tout de même, pour mon usage personnel, deux me suffisaient amplement !

              Les homéopathie, phytothérapie et autres oligo-éléments s'étant avérés impuissants à enrayer la prolifération, force me fut de vivre avec. Comme ce n'était pas douloureux,  je pris mon mal en patience et me jetai à corps perdu dans le travail. À savoir, une activité littéraire effrénée. Car je suis écrivain — j'ai omis de le préciser —, fécond par nature et prolixe par nécessité financière.

             Lorsqu’une nausée persistante me saisit, je commençai à perdre mon sang-froid. Une atroce envie de gerber me tordait la tripe, mais refusait de se concrétiser malgré mes efforts, doigt dans la gorge et titillation de luette. Au bout de trois jours, cependant, « cela » sortit enfin. Non sans mal, et avec moult hauts-le-cœur, râles et grincements de dents. Mais enfin, le résulat était là : une feuille de papier blanc s'extrayait lentement de ma bouche, par petites saccades. Ce fut alors que je réalisai — phénomène qui, jusque là, m'avait échappé — que mes lèvres s'étaient étirées vers les oreilles, formant une fente parfaitement rectiligne de trente centimètres environ.

             Dans le même temps, des grains de beauté apparurent sur mes multiples tétons, et s'assemblèrent bientôt pour former des signes cohérents. Sur le deuxième rang, par exemple, on déchiffrait clairement un A, un Z, un E, un R, un T, un Y, un U, un I, un O, un P. Suivis, tenez-vous bien, d'un accent circonflexe reconnaissable au premier coup d'œil.

             Eh oui : aussi aberrant que cela paraisse, j'étais en train de me transformer en machine à écrire. En Remington portable, très exactement. Modèle 1950, l’année de ma naissance. Un véritable petit bijou.

             Le choc moral fut violent. Sans parler de la remise en question qui s'ensuivit. Je frôlai la dépression nerveuse. Mais l'être humain est ainsi fait  — si j'ose encore me qualifier de cet auguste patronyme — qu'il s'adapte à toutes les situations. Bientôt, une sorte d'euphorie me saisit, balayant mes angoisses. N'étais-je pas en train de réaliser, à mon insu, mes rêves les plus fous, mes aspirations inconscientes les plus tenaces ? Machine à écrire, je l'étais depuis toujours. Depuis l'ABCD, le Petit chaperon rouge, à dada sur mon baudet ; depuis que le langage m'avait été révélé, avec son somptuieux cortège de narrations, récits, romans, légendes et historiettes. Soudain, la métaphore prenait corps, se matérialisait. O prodige ! O sublime pouvoir du désir sur la matière, de la pensée sur l'agencement des cellules !

             J'allais enfin n'être plus qu'à mon Œuvre. Une Œuvre que, de toute éternité, j'étais destiné à engendrer, et à la réalisation de laquelle me prédisposait ma nouvelle apparence. Je m'y attelai de toutes les forces de mon clavier, avec la certitude de participer à l'élaboration d'un Grand Mouvement Cosmique.

             Hélas, quand je proposai cette Œuvre aux éditeurs, ils me répondirent unaniment :

             — Nous n’acceptons plus de manuscrits sur papier, envoyez-nous vos textes par Internet.

             Ah, que n’étais-je né un demi siècle plus tard ! J’aurais pu devenir un beau petit Mac portable, tellement plus pratique...

     


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    Éternelle rebelle

            L’autre matin, en allant faire mes courses, je croise Géraldine en costume d’infirmière.

             —Tu n’es plus au chômage ? m’étonnai-je.

             — Non, j’ai décroché un job super fun. Je suis conditionneuse dans une maternité.

             — Ah ? Et tu conditionnes quoi ?

             — Des steacks hachés, pardi. T’es pas au courant des dernières réformes ?

             Le rouge au front, j’avoue que non. Je n’ai pas la télé, je ne lis pas les journaux, et internet me sert juste à télécharger des vieux films.

             Sidérée par mon incurie, Géraldine m’invite à boire un café, car l’explication risque d’être longue.

             — Tu n’es pas sans savoir, commence-t-elle d’une voix grave, que les causes des guerres sont principalement économiques. Faut tout le temps que ça pète dans un coin de la planète pour que les grandes puissances équilibrent leur budget.

             J’opine. Jusque là, rien de nouveau.

             — L’ennui, poursuit-elle, c’est que les guerres font beaucoup de dégâts : desctruction de villes, de monuments historiques, épidémies, voire cancers ou malformations congénitales en cas d’explosions nucléaires... Sans compter l’hospitalisation des survivants, les pensions d’invalidité, les indemnités de veuvage, la prise en charge des orphelins, etc. Tous ces « dommages collatéraux » coûtent cher, ce qui diminue d’autant les bénéfices globaux. Tu me suis toujours ?

             — Oui... mais je ne vois pas où tu veux en venir.

             — Un peu de patience. Des technocrates se sont penchés sur la question qui, en gros, se résume à ceci : comment actionner la pompe à fric des conflits internationaux sans rien abîmer, rien salir, sans bousiller la logistique des pays concernés ni répandre inutilement le sang ?

             Elle me décoche un regard inquisiteur et, devant mon air perplexe, assène, triomphante : 

             — Faire ça proprement, dans des lieux conçus pour ! 

             — Euh... c’est-à-dire ?

             — En abattoirs, à la naissance.

             — Pardon ?

             — Tu vas voir, c’est hyper bien pensé. Une guerre traditionnelle tue entre quinze et vingt pour cent de la population — c’est-à-dire, grosso-modo un individu par famille. Si cet individu est prélevé à la source, on évite aux parents la perte d’un être cher, à la victime le drame de mourir en pleine jeunesse (et souvent dans d’atroces souffrances), et à la société les dépenses inhérantes à son éducation. Le décret est donc passé, il y quelques semaines : toutes les famille sont tenues de fournir à la nation, dans les plus brefs délais, une « chair à canon », comme on les surnomme. De la procréation obligatoire, en somme. Comparé au service militaire d’avant, neuf mois, c’est pas très long, et les frais de grossesse sont déductibles de l'impôt sur le revenu. Les femmes accouchent sous anesthésie dans des établissements prévus à cet effet. Le bébé est aussitôt prélevé, haché, mis sous blister, étiquetté et congelé, en prévision des affrontements futurs.

             Elle me sourit, radieuse. Sa fierté fait plaisir à voir.

             — Sacré progrès, hein ! gazouille-t-elle.

             J’avale ma salive avec difficulté.

             — Mais... je ne comprends pas où est l’intérêt. Et les fabricants d’armes, alors ?

             — Recyclés, ma vieille ! Tiens, Matra, par exemple, a converti toutes ses usines de missiles en électro-ménager de pointe. Ses moulinettes, hachoirs électriques, congélateurs géants, emballages plastique et barquettes de polystirène se vendent comme des petits pains. Le Tiers-monde, en particulier, est très demandeur. Forcément : avec leur instabilité politique chronique !

             — Tu veux dire que l’armement traditionnel...

             —... est dépassé ? Bien sûr ! Les fusils, révolvers, mitraillettes, bazookas, bombes à billes, grenades, fusées sol-sol et autres engins de destruction massive, plus personne n’en veut ! Les nostalgiques de la barbarie humaine pourront bientôt les acheter pour trois fois rien en vide-grenier. Ou aller les « admirer » dans les musées.

             Ça la ravit visiblement. C’est une humaniste, Géraldine !

             — Et les bébés, qu’est-ce qu’on en fait ?

             — Que veux-tu qu’on en fasse ? On les mange ! C’est là le véritable génie de cette réforme : non seulement elle éradique la violence, mais du même coup, elle solutionne la faim dans le monde.

             — C’est du cannibalisme !

             — Tout de suite les grands mots. Les êtres humains sont carnivores, non ? T’as des états d’âme, toi, quand tu bouffes des hamburgers, des chipolatas, des merguez ou du chorizo ?  Tu te demandes d’où provient la chair ?

             — Euh... non.

             — Alors, quelle différence ? En plus, personne ne t’empêche de devenir végétarienne, si le cœur t’en dit !

             — Et comment on sait qui a gagné la guerre et qui l’a perdue, puisqu’il y a le même nombre de morts dans chaque camp ?

             — Alors là... On entre dans le domaine de la stratégie pure. Rien n’est laissé au hasard, tu penses bien. Ce sont des commissions internationales qui déterminent laquelle des forces en présence mérite la victoire. Chacune son tour, je suppose, afin de préserver les équilibres économiques mondiaux, toujours précaires. Sous contrôle de l’ONU, l’Etat vaincu fournit une certaine quantité de viande au vainqueur, ce qui enrichit ce dernier et lui permet, entre autres, de développer son commerce extérieur. Le vaincu, en revanche, va assumer une période de  crise plus ou moins longue — mais ce désagrément est sans comparaison avec les séquelles habituelles des guerres.

             Sur ce réconfortant constat, Géradine consulte sa montre.

             — Oh bordel, déjà onze heures, faut que j’y retourne. J’ai pas envie de me faire virer. Tu comprends, ce boulot, je l’adore. Il comble mes aspirations altruistes. Je me sens enfin utile à mes semblables !

             Tandis qu’elle s’éloigne, toute légère dans le soleil, je reste songeuse, devant ma tasse vide. Comment je vais bien pouvoir lutter contre ce nouveau système, moi ? 

             En me faisant ligaturer les trompes, peut-être ?

                     

            


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  • Peep-show

            La vitrine était foutrement alléchante. Elle s'ornait de portraits de créatures de rêve dans des poses lascives, surplombées d'un slogan en néon clignotant : Surprenez l'intimité secrète d'une jeune fille.

             — Quel programme, murmura Jo, en pénétrant dans la cabine.

             Celle-ci se composait d'un rideau de fer pourvu d'un monnaieur, d'un fauteuil et d'une boîte de Kleenex. Jo retira son imper, s'installa confortablement et, quand il fut prêt, glissa dans la fente le jeton fourni par la caissière contre un billet de dix euros. Lentement, le rideau s'escamota, révélant le panneau vitré d'une glace sans tain. Derrière, une pièce encore vide. Lit volanté, coiffeuse, rideaux de dentelle rose, peluches, photos d'acteurs aux murs : la chambre d'une adolescente.

              Avec un soupir d'aise, Jo se cala contre son dossier. La soirée allait être chaude ! En prévision de ses émois futurs, il sortit un mouchoir en papier de la boîte.

             Soudain, « elle » entra. L'affiche annonçait Belinda, la blonde lycéenne. Elle était blonde, en effet, et accusait seize ans à peine. Jo sentit son cœur s’emballer et eut un début d’érection. Il siffla, mais la jeune fille ne broncha pas. C'était la règle du jeu : elle devait ignorer les voyeurs la reluquant à travers la paroi, et se comporter comme si elle était seule.

             Elle posa son sac scolaire et s’affala sur le lit. D'un geste las, elle retira ses baskets, en renifla l'intérieur, esquissa une grimace. Puis ce fut le tour de ses chaussettes — qui puaient visiblement. La ravissante enfant les jeta loin d'elle et se massa les pieds. Passant les doigts entre ses orteils, elle en retira des petites crottes noires qu'elle roula consciencieusement avant de s'en débarrasser d'une pichenette.

             — Fantastique ! murmura Jo, en extase.

             Ensuite, elle s'allongea, s'étira paresseusement et glissa son index dans son nez. Après quelques farfouillages, son visage s'éclaira. Elle venait de trouver ce qu'elle cherchait : un morceau de morve sèche, bien compacte, qu'elle fourra dans sa bouche avec délice avant de le mâchouiller comme un chewing-gum.

             Jo, tétanisé, la fixait intensément. Il tremblait de tous ses membres.

             Bélinda, successivement, rota, péta, flaira longuement ses ongles après s'être gratté les aisselles, se cura les dents dont elle retira des petits bouts de viande de la veille, se nettoya les oreilles avec l'auriculaire et en étala le cérumen sur son tee-shirt, le maculant de traces jaunâtres. Après quoi, elle se roula en boule sous sa couette et s'endormit.

             Suprême enchantement, avant que le rideau retombe, Jo eut le temps de l’entendre ronfler, et de constater — ô merveille ! —qu’elle bavait sur l’oreiller. 

             Quand il sortit de la cabine, des taches étoilaient sa braguette et la sueur baignait son visage cramoisi.

             — Alors ? s’enquit la caissière avec un petit rire complice. Comment c’était ?

             Il leva vers elle des yeux que ses récents débordements soulignaient de mauve.

             — Splendide ! L'intimité d'une jeune fille est bien la chose la plus bouleversante qu'il m'ait été donné de voir dans ma chienne de vie.

             — Encore un client satisfait, se réjouit la caissière en le regardant s’éloigner, de la démarche légère que procurent les couilles vides. Décidément, cette petite Belinda est parfaite. Faudra penser à augmenter sa ration de sucettes !

     

     

     

     

     


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  • Gontrand-la-chance, c’est moi !

             Cette évidence me sauta aux yeux il y a quelques jours, aux caisses de la superette. Je venais d'acheter une baguette, un pot de confiture et un litre de lait — grosso-modo pour huit euros de marchandise. Je tendis un billet de dix à la vendeuse qui me rendit trois pièces d'un euro.

             Maîtrisant mon émotivité naturelle, je réussis à empocher les sous comme si de rien n'était et m'éloignai d'un pas tranquille. Mais une fois dehors, je n'eus rien de plus pressé que de recompter fébrilement ma monnaie, pour m'assurer que je n'avais pas rêvé. Eh oui, elle m'avait bien rendu UN EURO DE TROP ! De bonheur, je faillis embrasser les passants dans la rue.

             Et là, d'un seul coup, je pris conscience de la veine incroyable qui me poursuivait depuis ma naissance. Le bilan était ahurissant : jalonnant ma route tels les pétales de roses semés sur le passage d'une procession, les cadeaux du destin m'apparurent. Et je criai « merci la vie ! » à pleine voix.

             Un exemple au hasard : à quatre ans, pendant l'enterrement de ma mère, j'avais trouvé un chewing-gum, dans le cimetière. Et tout emballé, s'il vous plait ! A la framboise, ceux que je préfère. Je revis mon émerveillement d'enfant, en enfournant gloutonnement la friandise tandis que le curé prononçait l'oraison funêbre. Tout le monde pleurait, et moi, je mâchais, je mâchais... Ce délicieux souvenir, jamais je ne l'oublierai.

             Et la fois où le lycée avait brûlé (je devais avoir une quinzaine d'années), me cramant le visage au troisième degré et me défigurant à jamais. Coup de bol insensé, là encore : l’un des pompiers avait en poche une photo dédicacée de Jonnhy Halliday. Jonnhy, mon idole ! Pour me réconforter, il me l'avait donnée. J'en aurais pleuré de joie.

             Et à l'hôpital, pendant qu'on me soignait. Je hurlais de douleur, et soudain, qui avais-je vu entrer dans ma chambre ? Je vous le donne en mille : la reine Fabiola de Belgique. Si, si, je vous assure ! Elle était en voyage officiel à Paris et visitait justement l'établissement hospitalier où je me trouvais. Vue de près, elle était encore plus sexy que sur les photos de Paris Match !

             Et la fois (j'avais vingt-deux ans et j'étais en pleine période contestataire : je truandais dans le métro) où, molestée par un contrôleur trop nerveux, je m’étais effondrée sur les rails au moment où la rame passait. Qu'est-ce que j'avais trouvé sur le balast, avant de m'évanouir ? Un ticket tout neuf, que je m’étais empressée d'utiliser, une fois sur pieds (enfin, si j'ose dire : il avait fallu m'amputer des deux jambes et je circulais en fauteuil roulant).

             Et le jour où le Concorde était tombé sur mon immeuble, qu''avais-je récupéré, au milieu des décombres ? Un plateau-repas encore sous cellophane, contenant une macédoine de légume dont la date limite n'était pas dépassée. Evidemment, vu le trauma qui m'a rendue anorexique durant de longues années, je n'avais pas pu en profiter, mais tout de même :  on ne peut pas nier que j'aie le cul bordé de nouilles !

             Je pourrais continuer ainsi à l'infini. J'ai presque honte d'être aussi privilégiée quand je regarde la misère autour de moi. En ce moment, tenez, la guerre nucléaire fait rage. J'entends mes voisins agoniser sous les ruines fumantes de leur maison. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais sur le gazon où je gis, baignant dans mon sang, je viens de découvrir un trèfle à quatre feuilles. Aucun doute possible : Gontrand-la-chance, c'est moi !

     


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    Le Malgagna

     

               J’étais toute petite quand La java du Diable, de Charles Trénet, fit un tabac à la radio. Mes parents, qui raffolaient de cette chanson, haussaient le son à chaque fois qu’elle passait. Or, l'un des couplets, — après une description des multiples ravages du satanique pas-de-deux —, disait ceci :

     

                Au-delà des mers, ce fut bien pire

                Le mal gagna, c'est trop affreux.

     

                En entendant ces mots, je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête : le Malgagna venait d'entrer dans ma vie. Il ne devait plus jamais en sortir.

                Il commença par élire domicile au grenier. Nous habitions un vieil immeuble bruxellois, tout en hauteur. Les pièces s'y superposaient comme les cases d'une marelle. Cuisine, salon, salle à manger et chambres n'étaient, à mes yeux d’enfant, que de simples étapes vers le vaste « paradis » couronnant la maison.         

                Paradis que l’intrus transforma en enfer...

                Je me revois, fillette aux membres grêles, aux courtes nattes brunes, gravissant les étages à cloche-pied — tremblante, terrifiée, mais irrésistiblement attirée par l'effroyable locataire du dessus. Car il m'appelait, le bougre ! Il hurlait dans ma tête ! Je résistais, je disais «  non, non », je tentais de m'absorber dans mes jeux ; peine perdue. Assourdie par ses cris silencieux, je finissais toujours par céder.

             Il m'attendait, tapi derrière une malle, un meuble au rebut ou un carton de joujoux hors d'usage. Quand je poussais la porte et que, le souffle court, je pénétrais dans l’ombre poussiéreuse, il se pourléchait les babines. Entre les parois de mon crâne, je sentais palpiter ce chuintement de convoitise qui me glaçait les sangs.

                La panique alors me submergeait. Fuyant l’immonde rumeur, je faisais volte-face et redescendais quatre à quatre. Jusqu'à la fois suivante. Jusqu'au prochain appel m’attirant, de marche en marche, aux confins de l'horreur. Jusqu’à l’ultime expédition, peut-être...

                Puis un jour, j’eus vingt ans. Bardée de diplômes, je quittai mes parents, changeai de ville, de pays. Loin de mes hantises d’enfant, je menai de front une vie de femme épanouie et une brillante carrière professionnelle. Bref, telle la petite fille de jadis, grimpant pas à pas vers le « paradis », je m’élevai dans l’échelle sociale.

                Ce fut en franchissant le dernier échelon que je le retrouvai...

                Devenue PDG d'une multinationale en plein essor, je présidais mon premier conseil d'administration quand une non-voix prononça mon nom. Je la reconnus immédiatement. Malgré tous mes efforts pour échapper à son emprise, le Malgagna m'avait remis le grappin dessus. Et pire encore : séduit par les hautes sphères que je venais d’atteindre, il avait élu domicile en moi.

                Depuis, nous vivons ensemble. Il me possède comme aucun homme, jamais, ne m'a possédée. Il se nourrit de moi. Dans mon cerveau, gouffre sans fond, résonne à chaque instant le bruit de ses mandibules. Il ronge, grignote, dévore, mastique, se repaît de ma substance, m'ingère avec obstination. Un jour, je sais que je serai entièrement creuse, digérée de l'intérieur par ce monstre glouton. C'est une enveloppe vide qu'on mettra en terre, légère, légère comme une peau de serpent après la mue. Comme l'écorce d'une faine habitée par un ver.

                Alors le Malgagna s'extirpera de moi pour prendra place à mes côtés dans le capiton du cercueil. Voisins de lit pour l'éternité, nous reposerons l'un près de l'autre, comme un vieux couple. Et là, enfin, il me montrera son visage.

                Visage qui sera peut-être, tout simplement, le mien.


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