• Vertigo

           La peur, la vraie, celle qui vous dézingue les neurones, je l’ai connue en Equateur.

          Nous avions pris le bus qui relie Quito à Banôs, petite ville thermale de la Cordilière des Andes. Un voyage d’une demi-journée, dans un véhicule cahottant et bondé, si typique que j’en avais le cœur chaviré (ainsi, d’ailleurs, que l’estomac)...

           Les premiers kilomètres se déroulèrent sans encombre. Certes, nous roulions sur une minuscule route en lacets, taillée dans la paroi rocheuse. À droite, le flanc escarpé de la montagne, à gauche, le précipice, et entre les deux, à peine la place de croiser une voiture. Mais les autres passagers ne semblait guère inquiets ; pourquoi l’aurais-je été ?

           Au bout de quelques heures, nous atteignîmes les crêtes.

           — Regarde, me dit Sylvain, en désignant le ravin en contrebas. C’est le rio Pastazza.

         J’ouvris les yeux (que j’avais quand même fermés, par précaution) et pus voir, dans le gouffre vertigineux qui nous environnait, tournoyer les condors. Une centaines de mètres plus bas, au creux de la vallée, serpentait un mince filet d’eau. Je sentis mes orteils se hérisser d’épingles.

    Au même moment, le bus s’engagea sur un pont de bois sans parapet, ayant, à peu de chose près, la dimension de ses roues.

           — Il n’y a jamais d’accident ? soufflai-je, tétanisée.

           — Les conducteurs ont l’habitude, répondit Sylvain sans sourcillier.

          — Mais pas les touristes, intervint une Indienne qui suivait notre conversation. Le mois dernier, un car d’Allemands a fait le grand plongeon. Aucun rescapé.

          Le bus, à présent, avançait au pas d'homme car, outre son étroitesse, le pont était défoncé. Les pneus ripaient dans le vide. Les cris des voyageurs penchés aux fenêtres, qui commentaient bruyamment la manœuvre, ne couvraient pas le craquements des rondins, mis à mal par le poids du véhicule en nette surcharge...

           Il paraît qu'au moment de mourir, on voit défiler sa vie en une fraction de seconde. Eh bien, c’est vrai. Il paraît aussi qu’on pisse dans son froc ; je confirme. Et je confirme autre chose : les conducteurs équatoriens sont des as du volant. J’en suis la preuve vivante.

          Cet événement m’a tellement marquée qu’il s’est retrouvé dans trois de mes livres. Deux romans : « Un amour aveuglant » et « Au Gringo’s bar », ainsi qu’une nouvelle, « Brève rencontre », parue dans mon recueil « Un bout de chemin ensemble ». Ces damnés écrivains font vraiment feu de tout bois !


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  • Episode 63

      Résumé des chapitres précédents : Slip-les-Bains, abandonnée par ses habitants terrifiés, n’est plus qu’une ville fantôme où sanglote le vent du large.

     

             — C’est curieux, remarqua Ruth Prout, on ne voit pas trace de pollution nulle part.

             Les rues, en effet, étaient propres. La mer bleue. La plage blonde. Dans le port se balançaient des voiliers aux vives couleurs.

             — Tu as raison, dit Zoé. Selon les journaux, tout était couvert de mazout.

              — La presse ne raconte que des conneries, trancha Sire Concis, péremptoire.

             Dans leur fuite précipitée, la plupart des Slipois avaient ommis de fermer leurs portes. Par les fenêtre ouvertes, les radios, restées allumées, créaient une inquiétante illusion de présence. Ayant visité quelques villas au hasard, nos héros y trouvèrent des tables couvertes de mets (et envahies de mouches), des baignoires emplies d’eau savonneuse (mais froide), des lits portant encore l’empreinte de leurs occupants.

             — Ça fout les jetons, hein, frissonna Ruth Prout.

             Zoé approuva, la gorge serrée.

             — Ouaip, on se sent seul au monde. 

             — Comme au théâtre, quand les acteurs quittent la scène et qu’il ne reste que le décor...

             Sire Concis, par chance, était imperméable à la mélancolie.

             — Au lieu de vous gargariser de lieux communs, venez donc visiter le casino, les houspilla-t-il.

             Les deux femmes, rappelées à l’ordre, lui emboitèrent le pas, et tous trois pénétrèrent dans l’immense bâtiment modern style, qui faisait également hôtel et restaurant.

             Autour de la table de jeu, des chaises renversées. Sur le tapis vert, des jetons répandus pêle-mêle, une roulette immobile, un râteau de croupier. Quelques verres de champagne éventé.

             — Si ça se trouve, ils n’ont même pas pris le temps d’empocher leurs gains, murmura Zoé, impressionnée.

                                                                                                                                        (A suivre)


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  • Echec et mat

             Je n’ai jamais aimé les voyages. Hors de leur territoire, les bêtes se sentent en danger ; je ne fais pas exception à la règle. Mais bon, cette année-là —  87, si ma mémoire est bonne (ou 88 si elle ne l’est pas) — Sylvain m’entraîna en Equateur où il avait longuement vécu, ado. Un pélerinage, en quelque sorte. Une manière comme une autre de m’inclure dans son passé... Ça ne se refuse pas !

             Nous débarquons donc à Quito, direction le Gran Casino, un hôtel pour routards d’un beauté prodigieuse, presque entièrement à l’abandon — ce qui justifie son prix modique. Sylvain, qui parle couramment l’espagnol, se lie aussitôt avec un client de passage, dreads, pantalon afghan, tongs, sac à dos. Une chance : ils sont tous deux férus d’échec et un jeu traîne sur le bar.

             Tandis qu’ils « poussent le bois » en sirotant des Cuba Libre, je m’ennuie. Ce qui me vexe. Je n’ai pas fait douze heures d’avion pour rester plantée dans un patio, fût-il charmant. Si je partais en exploration ? J’ai remarqué, en venant, des escaliers qui montent au sommet de la ville, dominée par une gigantesque Vierge ailée. De là-haut, on doit avoir un point de vue fabuleux.

             — Je vais faire un tour, dis-je à Sylvain.

             Il lève distraitement la tête.

             — Ah ? Où ça ?

             — Voir la statue.

             — Je vous le déconseille, s’immisce son partenaire, dans un français plus qu’approximatif. Il y a beaucoup d’agressions.

             — Il a raison, approuve Sylvain, avant de replonger dans son jeu. Patiente cinq minutes, je finis la partie et on y va ensemble.

             Docilement, je me rassieds, commande une autre conso. Attends un quart d’heure, vingt minutes... La partie s’éternise. Au bout d’une demi-heure, je prends la mouche et me casse. Mais en sortant de l’hôtel, je me heurte à un couple qui vient en sens inverse.

             — On s’est fait dépouiller, expliquent-ils, hors d’eux. Des mecs nous on piqué nos sacs, notre argent, nos appareils photos, nos montres...

             — Et même ma boucle d’oreille, gémit la fille. Regardez : ils m’ont déchiré le lobe en l’arrachant !

             — Où est-ce arrivé ? s’enquiert Sylvain, tandis que l’hôtellier appelle la police.

             — Dans l’escalier qui mène à la statue. C’est un vrai coupe-gorge ! On a bien failli y laisser notre peau...

             Oh, punaise, je l’ai échappé belle !

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  • Episode 62

              Résumé des chapitres précédents : Aïe aïe aïe, voilà la population qui s’en mêle, maintenant. Une colonne de villageois furieux déboule à Maldonjon pour en chasser les bébés combattants.

     

             Par bonheur, quand la troupe hurlante envahit le château, il était vide. Sire Concis, chevauché par Zoé et Ruth Prout, s’était envolé vers la côte, suivi par les poupons armés de leurs missiles.

             Déçus mais non découragés, les assaillants mirent les lieux à sac avant d’y bouter le feu. S’ensuivit l’un des incendies les plus dévastateurs qu’ait connu la région depuis des siècles. Poussées par le vent d’autan, les flammes ravagèrent des centaines d’hectares de forêt ; plusieurs villages et villes de moyenne importances furent rayés de la carte, et, toutes les cultures ayant été détruites, le département fut déclaré sinistré. L’Etat dédommagea grassement les victimes tandis que, dans un magnifique élan de solidarité, des quêtes s’organisaient au niveau national — dont le fameux Craméthon, qui rapporta plusieurs millions d’euros. Comme quoi, une action xénophobe bien menée, au bon moment, ça peut rapporter plus que de gagner au Loto !

             Mais que cet apparté ne nous fasse pas oublier l’essentiel : la lutte contre les descendants du Petit Prince. Reprenons donc gaiement le fil de notre récit.

             Un radieux soleil pointait à l’horizon quand nos héros atteignirent Slip-les-Bains.

             — Mon dieu, souffla Zoé, quelle désolation ! 

             La petite station balnéaire, jadis riante, était déserte. Pas âme qui vive dans les rues. Juste un silence de mort, quelques papiers gras poussés par le vent le long de la digue et l’écho du ressac sonnant comme le glas. 

             Abandonnant son escadrille qui folâtrait dans les nuages, Sire Concis atterrit. Et, posant sur le sol ses deux passagères frissonnantes :

             — Nous voici au royaume de la mort, dit-il d’une voix lugubre.

     

                                                                                                                                              (A suivre)


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  • Spiritisme

             Sur le répertoire de mon portable, le nom de mon fils se trouve juste en-dessous de celui de mon ex-patron. Il fallait bien qu’un jour je me trompe de ligne.

             — Allo, mon chéri ?

             Voix stupéfaite :

             — Mais... qui êtes-vous ?

             — Ta mère, voyons ! Tu ne me reconnais pas ?

             Grand silence, puis mon correspondant raccroche.

             Réalisant ma méprise, je m’empresse d’en faire part à une amie qui le connaît bien. Mais au lieu de rigoler comme prévu, elle s’effare :

             — Oh, la gaffe !

             — Pourquoi ?

             — Sa mère est morte la semaine dernière...



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