• La bibliothécaire

             Lorsque Tante Ida, avec l’aide de quelques bigotes et la bénédiction de monsieur le curé, décida de créer une bibliothèque paroissiale, je ne cachai pas mon enthousiasme. Imaginez un peu : des centaines de livres à ma disposition, quel bonheur indicible !

             — Le stock, précisa ma tante, ne sera constitué que de dons. J’espère que tu te montreras généreuse...

             Et comme je n’osais comprendre : 

             — Si tu prends du plaisir à lire les livres des autres, il est bien normal qu’eux puissent lire les tiens, non ? expliqua-t-elle.

             Rien à redire, le raisonnement se tenait.

             —Tu en veux combien ? m’enquis-je avec effroi.

             — Le plus possible. Et pas du rebut, hein ! Des histoires que tu aimes.

             — Pourquoi ?

             — À quoi ressemblera notre bibliothèque si on n’y met que des bouquins sans intérêt ?  

             Après avoir longuement réfléchi, changé vingt fois d’avis et pensé très fort aux sept plaies du Christ, je finis pas entasser mes livres dans un carton. Tous mes livres. Oui, vous avez bien lu, tous sans exception. Plutôt que de m’arracher le cœur à en choisir, je préférais encore tout donner à la fois.

           N’empêche qu’en apportant le carton à tante Ida, j’avais les larmes aux yeux.

             — Tu pourra venir les voir quand tu voudras, assura-t-elle, après m’avoir félicitée de mon sacrifice. Et même les emprunter, si tu le souhaites. Après tout, quel intérêt de posséder les choses quand on en a l’usage permanent ? (C’était la reine du raisonnement spécieux, ma tante !)

             Forte de cette promesse, durant plus d’un an, je passai tout mon temps libre à la bibliothèque. Malheureusement, j’étais bien la seule. Car, une fois passé l’engouement des premiers jours, plus personne n’y mit les pieds. De sorte que les bénévoles finirent pas se lasser. Elles n’ouvrirent bientôt plus que deux après-midi par semaine, puis juste le samedi, avant de fermer définitivement.

             Un matin, en passant devant la vitrine, je m’aperçus que les rayons étaient vides. Affolée, je courus prévenir ma tante.

             — Monsieur le curé a tout bazardé, m’expliqua-t-elle. Il avait besoin du local pour les réunions prénuptiales.

             — Et les livres, où sont-ils ?

             — Il les a revendus à un bouquinistes pour les œuvres de la paroisse.

               Quand on est bien élevé, on appelle ça se faire avoir. Aujourd’hui, j’emploie un autre mot que je ne connaissais pas, à l’époque. Le hurler à la face du ciel m’aurait bien soulagée, pourtant !

     


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  • Episode 65
           Résumé des chapitres précédents : Un hurlement déchire la lugubre atmosphère de l’hôtel abandonné. C’est la voix de Ruth Prout. Que lui est-il arrivé ?

            Le gémissement provenait d’une porte entrebâillée. Le cœur battant, Zoé la poussa... et, à son tour, hurla. Le sol était couvert d’une sorte de boue noirâtre dans laquelle ses pieds s’enfoncèrent, comme dans des sables mouvants.
             Sire Concis, déboulant à cet instant précis, la vit s’engloutir dans l’atroce magma sans pouvoir rien faire... (Ce spectacle, d’ailleurs, fut à l’origine de la névrose aigüe qui le mena, par la suite et pour plusieurs années, dans le cabinet du fameux docteur Freudinet, NDLA). Tandis que, tombé à genoux face à l’horrible spectacle, le dragon sanglotait : « Ruth... ma Ruth... Zoé... Quel malheur... », le magma fut agité d’une sorte de remous. Un bâillement sonore s’en échappa. Puis une voix caverneuse, montant des profondeurs de la matière, émit ces quelques mots :
             — Pas moyen de pioncer tranquille, dans  ce bordel, bordel !
             Et, sous les yeux du dragon tétanisé, le bourbier de cauchemar se rassembla, se dressa jusqu’au plafond, prit une forme vaguement humaine, et cracha les deux femmes, ptiou, ptiou, en grommelant :
              — C’est quoi, ces grumeaux dégueulasses que j’ai entre les dents ?
              Après quoi, d’un pas lourd, il sortit dans le couloir, en se grattant ce qui, vu leur emplacement, devait être des couilles.
    Tandis que nos trois héros, à nouveau réunis, se serraient les uns contre les autres avec des larmes de joie (et de terreur), la créature frappa aux portes voisines.
               — Allez, debout là-d’dans, et qu’ça saute ! On a une planète à envahir, les mecs  !

                                                                                                                                               ( A suivre)


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  • Je suis toujours à la recherche d'un éditeur pour mes Grands Moments de Solitude, mais je n'ai ni le temps ni l'énergie de frapper aux portes. Donc, je lance un appel au peuple. Si quelqu'un est intéressé, voici la couverture. Du pur Edika, s'il vous plaît !

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  • La guerre des roses

             Un jour, en passant devant la vitrine de madame Delcourt — ma bouquiniste bien-aimée —, maman avisa un livre sur l’Amazonie avec, en couverture, le portrait d’une belle indigène aux seins nus. Son chaste sang ne fit qu’un tour. Se ruant dans la boutique, elle somma la commerçante de retirer immédiatement « ces scandaleuses obscénités ».

             Après avoir protesté pour la forme, madame Delcourt, qui n’était pas vindicative, obtempéra. Et ma redresseuse de torts de mère s’empressa de raconter partout qu’elle avait « mouché cette sans-Dieu » (car, de notoriété publique, la bouquiniste était athée).

             Dès le lendemain, en lieu et place du livre litigieux, on pouvait voir Éloge du naturisme, d’Elisée Reclus. Mais comme la couverture ne comportait pas d’illustration, maman n’y trouva rien à redire. 


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  • Episode 64

             Quelle angoisse, ce casino désert, abandonné en hâte par les fuyards ! On a presque l’impression que ce sont des esprits qui jouent à la roulette. Où des êtres invisibles... Enfin, ça, c’est ce que je ressens, mais j’ai trop d’imagination, paraît-il. 

     

             A l’étage supérieur se trouvait le restaurant.

             — Vous n’avez pas une petite faim, vous ? s’enquit Sire Concis.

             Grâce à la clim, les mouches avaient épargé le somptueux buffet du petit déjeuner. Paniers de fruits exotiques, brioches, viennoiseries, pain de mie, beurre, confitures voisinaient avec des yaourts, des œufs durs, des tranches de gruyère et des ramequins de Vache qui rit.

             — Juste un café, pour moi, dit Zoé.

             — Va t’asseoir, je te l’apporte. 

             Tandis qu’ils se sustentaient, Ruth Prout, à qui la curiosité coupait l’appétit, s’éloigna en loucedé.

             — Moi, j’étais fait pour la vie de palace, déclara Sire Concis, en engouffrant des quantités hallucinantes de nourriture. Cette abondance... Ce luxe... Franchement, je ne m’en lasse pas.

             Il terminait son quatrième plateau quand le hurlement rententit.

             — Ruth ! s’étrangla Zoé en repoussant sa chaise pour se précipiter en direction du bruit.

             Elle escalada quatre à quatre l’escalier qui débouchait dans le grand couloir du premier étage. Tapis de velours rouge... Lumières tamisées... Murs tapissés de portes portant chacune une petite plaque de cuivre avec un numéro...

             — Ruth ! Ruth ! Où es-tu ?

             Pas de réponse.

             Si !

             Un faible, très faible gémissement.

                                                                                                                             (A suivre)

     


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