• Des chiffres et des lettres (suite)

             Dix ans plus tard, Jacques Chambon quitte Denoël pour Flammarion, en m’emmenant dans ses bagages. Il crée, chez ce nouvel éditeur, la très belle collection « Imagine » dans laquelle paraîtront successivement « Petit Théâtre de brouillard » et « La Mort aux yeux de porcelaine ». C’est ce dernier ouvrage qui donnera lieu à une volte-face pour le moins cocasse.

             — Ça t’ennuierait beaucoup de le signer Gudule ? me demande Jacques, à brûle-pourpoint.

             Croyant avoir mal compris, je lui fais répéter.

             — J’ai discuté avec la direction, m’explique-t-il. Dans la mesure où Gudule est plus connue qu’Anne Duguël, Flammarion préfère t’éditer sous ce nom-là. Question de marketing, tu comprends ?

             Pas contrariante, je « suicide » Anne Duguël — avec, il faut bien le dire, une certaine volupté —, et poursuis désormais ma carrière sous une identité unique.

              Jusqu’à l’année dernière.

             À la sortie du « Petit Jardin des fées », pour être précise. Où Anne Duguël reprend brusquement du service.

             Et pourquoi donc ?

             Un truc tout con : lorsqu’une étiquette vous colle à la peau, impossible de s’en débarrasser. Aux yeux des lecteurs comme à ceux des libraires, Gudule écrit pour les enfants, point barre. Du coup, mes livres pour adultes se retrouvent d’office dans les rayons jeunesse, et loupent leur public (quand ils ne causent pas de scandale)...

             Pas simple d’être plusieurs personnes à la fois, croyez-moi.  Je plains sincèrement les schizophrènes !

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    Episode 53

              Résumé des chapitres précedents : Zoé vient d’avouer à ses amis qu’elle était responsable de la marée noire. Pour fêter la chose, Ruth Prout leur propose un bon bol de soupe.

     

             Au mot « soupe », une beuglement colossal fit trembler les murs.

             — Voyons, mon trésor, protesta Ruth Prout.

             —  Il faut se rendre à l’évidence, remarqua Sire Concis en se bouchant les oreilles. Cédric déteste la soupe.

    ­         — Bah, ça nous en fera plus, dit Zoé.

             — C’est bien ce qui me chagrine...

             En dépit du regard assassin Ruth, ils gagnèrent la salle à manger à la queue leu leu, tandis que le bébé géant voletait autour du château.

             En fait, la soupe était mangeable. Des légumes mixés avec de l’eau et du sel, même préparés à la mords-moi le nœud, ne peuvent pas être réellement mauvais.

             Quand, durant le repas, Cédric, curieux, colla son œil à la fenêtre du salon, Zoé ne put s’empêcher d’évoquer King Kong. La comparaison divertit ses hôtes.

             Bref, la soirée fut très gaie.

             Le réveil, moins.

             Car les infos télévisées montraient, à demi-immergés dans une mer visqueuse et noire, des sortes de géants couverts de mazout dont on ne distinguait ni les traits, ni la forme. Ces êtres dignes des meilleurs effets spéciaux de films d’horreur se dirigeaient à pas lents vers les côtes, au grand effroi de la population qui refluait en désordre vers le centre du pays. Cet exode massif donnait lieu à de gigantesques embouteillages, les transports en commun étaient pris d’assaut, et toutes les stations balnéaires, vidées de leurs habitants, semblaient des villes fantômes...

                                                                                                                                            (A suivre)

     

     

     


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  • Des chiffres et des lettres

      En 1989, je rentre en force chez Denoël : trois livres coup sur coup. « Et Rose elle a vécu », d’abord, puis, l’année suivante, « Amazonie-sur-Seine » et « Le Corridor » — chacun sous un nom différent.

             Quelle étrange lubie, me direz-vous. Ne serait-ce pas une forme de sabordage ? Sans aucun doute, mais je n’y suis pour rien. C’est le résultat d’un malencontreux concours de circonstances, doublé de mon incapacité à taper du poing sur la table...

             Après la parution de mon premier roman, signé Gudule, Jacques Chambon, directeur de la collection « Présence du fantastique » me fait la morale. Ce pseudo ridicule risque de nuire à ma carrière, affirme-t-il. Si je veux que « Le Corridor » ait un minimum de succès, il lui faut un vrai nom d’auteur. Après moult discussions, nous optons pour Anne Duguël, qui, tout en étant un anagramme de Gudule, a un petit côté celte bien adapté au fantastique.

              Cette décision prise, reste à savoir comment je dois signer « Amazonie-sur-Seine ». L’éditrice de littérature générale  fait chorus avec Jacques, les représentants également.  Devant le nombre, je m’incline. Exit Gudule, je serai désormais Anne Duguël à temps plein— dans mes livres pour adultes, du moins.

             Et c’est là que les choses se corsent. Amazonie sort sous le nom de... Anne Guduel.

             D’où est venue l’erreur ? D’une incompréhension (voire d’un désaccord) entre les deux directeurs de collection ? D’une interprétation erronée de l’éditrice ? De l’incompétence du maquettiste ? Je ne le saurai jamais, tout le monde se rejette la faute.

             Hors de moi, je proteste : on ne peut pas laisser ça comme ça, il faut refaire la couverture ! Par la voie hiérarchique, mes desiderata remontent jusqu’au PDG qui refuse tout net. Ça coûterait trop cher. Pas question qu’on pilonne trois mille exemplaires  pour les beaux yeux d’une inconnue ; les livres seront vendus tels quel, un point c’est tout.

             — Si vous le souhaitez, il est encore temps de mettre le même nom sur le « Corridor » qui vient de partir à l’imprimerie, concède-t-il cependant. Duguël ou Guduel, qu’est-ce que ça change pour vous ? De toute façon, c’est un pseudo...

             Perso, je n’ai rien contre, mais Jacques Chambon s’y oppose formellement. Il ne veut pas sacrifier son joli nom celtique à une stupide coquille. Les deux ouvrages sortent donc à un mois d’intervalle, l’un signé Anne Guduel et l’autre Anne Duguël.

             Pour rattraper le coup (et ne pas avoir l’air trop tarte), j’ai prétendu aux journalistes que c’était un choix délibéré.

             — J’adore brouiller les pistes... D’ailleurs, je vous préviens : mon prochain roman sera signé Anne Luduge !

             Ça les a fait marrer mais n’a pas empêché « Amazonie-sur-Seine » de se rétamer la gueule. Les libraires, ne le trouvant ni à « Gudule » ni à « Duguël » dans leurs listings informatiques, affirmèrent aux clients venus le commander qu’il était épuisé...

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  • "Les petits souliers de nulle part, et autres contes d'Afrique", superbement illustré par Simon Moreau, sort cette semaine aux éditions Grenouille. Un peu de rêve exotique pour les 7-12 ans, et pour les parents amateurs de beaux livres.

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  •       Épisode 52

      Résumé des chapitres précédents : Cédric, le fils de Ruth Prout et de Sire Concis, mesure au moins dix mètres de haut. Que ceux qui ne seraient pas traumatisés par cette vision lèvent le doigt !

     

             — Nom d’un chien, dit Zoé. Je comprends pourquoi les gens jasent, dans ton bled !

             — Ah, ça, dès que tu n’as pas le physique réglementaire, répondit Sire Concis, mi-figue mi-raisin. J’en sais quelque chose !

             L’irruption de Ruth Prout mit fin au dialogue.

             — Oh, Zoé ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir ?

              Il y avait tant de candeur, dans sa question, tant de radieuse simplicité, que notre héroïne s’étonna :

             — T’as pas lu les journaux ?

             — Si c’est à la marée noire que tu fais allusion, nous sommes au courant, hein, mon chéri !

             L’interjection s’adressait au dragon qui opina du chef.

             — Difficile de ne pas l’être, tout le monde ne parle que de ça.

             — Vous ne vous êtes pas demandé ce qui l’avait provoquée ? insista finement Zoé.

             — La vétuseté du Dark Vomi, je suppose. Il y a belle lurette que Green Peace...

             — Ttttt, ttttt, ttttt.

             Le sourire de Zoé ne laissait pas place au doute.

             — Non ? firent Sire Concis et Ruth Prout d’une seule voix.

             Zoé hocha la tête.

             — Tu m’épateras toujours, s’écria le dragon, sincèrement bluffé.

             Et son épouse de proposer, dans la foulée :

             — Si nous allions manger un bol de soupe, pour fêter ça ?

                                                                                                                                  (A suivre)



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