• Orgasmo

            Ma mère voyait le mal partout. Même dans les innocents baisers de cinéma des année cinquante, où les lèvres des acteurs s’effleuraient à peine. D’autant que je n’avais droit qu’aux films de cape et d’épée — Robin des bois, Le comte de Monte Cristo, Le Capitan, Le Bossu... — ou à des péplums bibliques, style Les Dix Commandements. Que du correct, donc, que de l’édifiant, mais comportant toujours, à un moment donné, un chaste enlacement. Contre cette image qu’elle jugeait insoutenable, maman avait une parade : dès que les héros faisaient mine de s’embrasser, elle me poussait du coude. Je me tournais vers elle, elle me souriait dans l’ombre, et quand je regardais à nouveau l’écran, la séquence était terminée.  

            Elle me fit le coup six fois ; six fois je tombai dans le panneau. À la septième, m’étant mentalement préparée, je résistai. Elle insista, me secoua le bras ; chuchota « Anne ! » à mon oreille. Imperturbable, je gardai les yeux fixés sur la scène interdite. Et, le sentiment de transgression aidant, j’en éprouvai un plaisir indicible (et parfaitement disproportionné).

           Le baiser de Lagardère à Aurore de Nevers, ce fut ma première vraie émotion sexuelle.


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  • Épisode 41

       Résumé des chapitres précédents : Ça alors, pour une surprise ! Ruth Prout et Sire Concis ont eu un fils, un beau gros garçon d’une tonne, environ.

     

             —Tout le monde dit qu’il me ressemble, continua Ruth Prout, avec un frémissement de fierté maternelle. Les yeux, surtout.

             — Ce... ce n’est pas un dragon ?

             — Non, un poupon ailé. Attends, je dois avoir une photo sur moi.

             — Laisse, je me le représente très bien. Une sorte de Cupidon, c’est ça ?

             — Oui, mais pas avec des ailes de pigeon, plutôt de chauve-souris, tu vois ?

             Zoé, décontenancée, avala sa salive, ce qui produisit un « gloups » discret.

             — Et... euh... il... enfin, vous... vous habitez où ?

             — Une fermette dans les Pyrénées, et je... Oh ! Regarde !

             Du doigt, Ruth désignait un petit bateau de plaisance, voguant à quelques encablures.

             Trois personnes, penchées au bastingage, scrutaient les flots. Une femme en burka, un grand barbu mou, et une sorte d’homme grenouille, portant combinaison, palmes, masque et tuba.

             — M’aurait étonnée qu’on ne les retrouve pas sur notre route, ceux-là, grommela Ruth Prout. Tu tiens la barre pendant que je me change, Zoé ?

             En un tournemain, elle se dévêtit et enfila un équipement de chasse sous-marine.

             A peine était-elle prête que l’homme-grenouille plongea. Et avant que Zoé ait le temps de se retourner, elle le suivit.

                                                                                                                                 (A suivre)


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  • La doublure

     Été 1956. Toute la famille est en vacances à Westende, petite station balnéaire de la côte belge. Mes frères et mes cousins, nettement plus âgés que moi, traînent avec un groupe de jeunes entre 16 et 25 ans, dont je suis bien entendu exclue. A quelques exceptions près, en particulier cette fameuse soirée dans les dunes...

             On buvait du Coca et de la limonade, assis sur le sable. Ça papotait, ça rigolait, ça se bousculait un brin. Comme mon cousin Jeannot (celui de « Jeux interdits ») gratouillait sa guitare, un cercle d’admiratrices s’était formé autour de lui. Du coup, pour faire style, il avait posé le pied sur un siège pliant, son instrument de musique reposant sur sa cuisse nue, puisqu’il ne portait qu’un slip de bain...

             On était économe, dans les familles nombreuses de l’après guerre. En tant que dernier-né d’une fratrie de six enfants, Jeannot héritait des vêtements de ses frères aînés. C’était le cas de ce slip qui, à force de lavages, s’était distendu, de sorte que « quelque chose » dépassait légèrement par l’entrejambes, du côté droit.

             En entendant glousser les filles — auxquelles ce détail n’avait pas échappé —, je m’empressai de leur demander ce qui les amusait tant. Elles rougirent, pouffèrent plus fort, et l’une d’entre elles me chuchota :

             — Va dire à ton cousin qu’on voit la doublure de son maillot.

             J’obéis sans penser à mal. Jeannot fronça les sourcils, me fit répéter ; je lui montrai la chose du doigt. Il regarda, perdit contenance, et, ni une ni deux, s’éclipsa sous les explosions de rires de ses copines. 

             Durant le reste des vacances, il fut exécrable avec moi. Je n’en compris les raisons que bien plus tard, quand me furent révélés les envoûtants mystères de l’anatomie virile. Rétrospectivement, je savourai son humiliation. Il y avait une Justice, nom d’un chien !


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  •          Épisode 40

     Résumé des chapitres précédents : Des sirènes auraient été aperçues dans la mer du Nord. Zoé se rend sur place pour aller vérifier de visu.

             Les hôtels étaient comble. Les campings pris d’assaut. Le littoral noir de monde, sur toute sa longueur. Les marchands de jumelles en rupture de stock.

             — Je vais louer un canot, se dit Zoé, en se dirigeant vers le port de Slip-les-Bains, petite ville côtière sous les feux de l’info.

             Ils étaient tous retenus pour les huit jours à venir.

             Notre héroïne se prenait méchamment la tête quand un « Tiens, tiens, comme on se retrouve ! » sarcastique résonna dans son dos. 

             Cette voix, elle l’aurait reconnue entre mille.

             — Ruth ! Qu’est-ce que tu fous là ?

             — La même chose que toi, je suppose...

             La fermière portait un gros sac de sport à l’épaule. Elle héla le loueur :

             — Mon canot est prêt ?

             — Oui, c’est le rouge, là, répondit l’homme.

             Lestement, Ruth sauta à bord, puis, d’un geste, invita Zoé à la suivre. Celle-ci, bien entendu, ne se fit pas prier. L’instant d’après, elles filaient vers le large.

             — As-tu des nouvelles de Sire Concis ? interrogea Zoé, les yeux fixés sur le flot écumeux que fendait l’étrave.

             — Il est resté à la maison garder le petit.

             — Pardon ?

             — Il garde Cédric, notre fils.

             La foudre s’abattant aux pieds de Zoé ne l’aurait pas surprise davantage.

             — Tu... tu n’étais pas stérile ?

             Le rire de Ruth Prout s’éleva dans l’air marin.

             — Oh, ça, c’est de l’histoire ancienne. J’ai suivi un traitement, et hop ! un beau gros garçon de vingt-cinq kilos.

             — Vingt-cinq kilos ? À moins d’un an ?

             — Non, à la naissance. Maintenant, il frise la tonne.

                                                                                                                                     (A suivre)


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  • Le silence de l’amer

      Quand E.T. est sorti en salle, Mélanie avait cinq ans et Louis-Gaël, le fils de notre copain Jean-Luc, six. Nous décidons donc, Jean-Luc et moi, de les emmener ensemble au cinéma.

             Durant la première moitié du film, tout se passe bien. Puis vient la scène où le petit extrarrestre, tombé aux mains des militaires, semble sur le point de mourir. Et là, au moment le plus pathétique, une sorte de sirène trouble le silence : c’est ma Mélanie qui pleure à chaudes larmes. Louis-Gaël, en revanche, ne bronche pas. Il reste tout raide dans le noir, à la grande satisfaction de son père qui apprécie ce stoïcisme. Et, une fois la séance terminée :

             —Tu en as fait, un raffût ! reproche Jean-Luc à Mélanie.

             Puis, se tournant vers son fils :

             — Toi, par contre, tu as été parfait. Je suis fier de toi, bonhomme !

             Pour toute réponse, le petit garçon, toujours muet, ouvre la bouche... et vomit son repas de midi.

             Je n’ai pas ri, je le jure. J’ai juste remarqué d’un air détaché :

             — Chacun s’exprime comme il peut, hein ! 

            Sans un mot, Jean-Luc a sorti ses kleenex. Je crois bien qu’il était vexé.


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