• Do si do si ré ré mi

       Le frère cadet de maman, oncle Albert, avait loué, dans la banlieue chic de Bruxelles, un château du XVIIIème siècle pour en faire un restaurant de luxe. Il y organisait les banquets de mariage, de baptême ou de communion de la riche bourgeoisie belge.

             C’était un lieu magique, digne de la Belle au bois dormant. Le parc, subtil mélange de jardin à la française et de nature sauvage, était entouré de hauts murs. Au fur et à mesure qu’on s’éloignait des bâtiments, il se muait en une forêt profonde, flanquée d’un étang plein de canards.

             Léon, le fils d’oncle Albert et de tante Ninette, avait deux ans de plus que moi. Nous nous entendions à merveille, de sorte que sa mère proposa à la mienne de m’inviter pendant les vacances. La réponse tomba comme un couperet :

             — D’accord, à condition qu’elle fasse deux heures de piano par jour.

             — J’y veillerai personnellement, promit tante Ninette.

             Cela mit, oserais-je dire, un bémol à ma joie. Jusqu’à ce que je trouve la parade.

             Je connaissais par cœur une musiquette d’une facilité déconcertante. Je la jouais sans réfléchir. Do si do si ré ré mi, ré mi sol fa mi ré do. Je pris donc l’habitude, durant mes deux heures de « corvée » (sur un splendide piano chinois des années trente, laqué rouge vif et orné d’un dragon aux yeux d’or) — je pris, disais-je, l’habitude de jouer ce petit air en boucle. Ma tante, qui m’écoutait d’une oreille distraite tout vaquant à ses occupations, n’y vit que du feu. Et moi, je pus, tant mes doigts connaissaient par cœur la ritournelle, bavarder et rire avec mon cousin sans interrompre le chapelet de notes.

             A la fin des vacances, Léon, sa mère, son père, le maître d’hôtel et la cuisinière — ainsi qu’une bonne partie de la clientèle, je pense — fredonnaient obsessionnellement do si do si ré ré mi. Et  toute la famille me félicita pour mon assiduité à la tâche, y compris maman ! 



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  • La leçon de piano

      À la mort de mon oncle Henri, grand musicien devant l’Eternel, sa veuve offrit à mes parents l’instrument favori du maître. Un Erard, s’il vous plaît. La Rolls des pianos à queue. Avec, cependant, une obligation : qu’il « revive » sous mes doigts, vu que j’étais la benjamine de la famille, et la seule susceptible d’apprendre à m’en servir.

             Maman s’engagea solennellement à faire de moi une virtuose. 

             Fidèle à ce devoir sacré, elle m’inscrivit, à sept ans, dans une école de solfège, et l’année suivante, aux cours privés de madame Paula. Tout ça, bien entendu, sans me demander mon avis.

             Or, non seulement cet exercice ne me procurait aucun plaisir, mais il me privait de mes jours de congé. Le jeudi après-midi, le samedi, le dimanche, au lieu de m’amuser avec mes copines, j’étais tenue de faire des gammes. Et comme j’y mettais de la mauvaise volonté, papa, promu garde chiourme, restait auprès de moi pour me rappeler à l’ordre dès que j’arrêtais de jouer.

             L’ai-je assez détesté, ce foutu piano ! Ma croix, ma galère, mon engin de torture... 

             Un jour, bien décidée à le mettre hors d’usage, j’entrai à pas de loup dans le salon où il trônait à la place d’honneur. Et d’un doigt sans pitié, je fis sauter les petits rectangles d’ivoire qui recouvraient les touches. Puis je m’éclipsai sur la pointe des pieds, le cœur en liesse.

             Je vous laisse imaginer la réaction de mes parents devant ce sacrilège — dont, contre toute vraisemblance, je niai farouchement être l’auteur. On vida ma tirelire pour payer (une partie de) la réparation, et désormais, en dehors des leçons, le couvercle du piano resta fermé à clé. 


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  •   Episode 3

       Résumé des chapitres précédents : Bien que la banque de sperme soit en train de couler, Zoé, employée modèle, met du cœur à l’ouvrage. Et elle n’est pas manchotte !


       Pensant que, vu la situation actuelle de la banque, ce n’était pas le moment de cracher sur les donneurs — sauf s’ils en faisaient expressément la demande —, Zoé sourit au jeune homme.

             — Venez, lui dit-elle, je vous essore en vitesse avant le déjeüner !

             Mais il lui donna du fil à retordre. Après une demi-heure d’efforts, Zoé n’en avait pas encore ras-le-bol...

             — Que se passe-t-il ? s’informa-t-elle avec douceur.

             Le jeune homme branla du chef.

             — Meat coule pas, répondit-il piteusement.

             — C’est ma faute, c’est ma très grande faute, le rassura Zoé, en le mouchant avec un kleenex.

             — Merci.

             — De rien : moucher des nez, c’est presque ma spécialité. Allons, je vous invite à manger : il me reste des carottes au jus et quelques rognures de rognons. Nous poursuivrons cet entretien quand nous aurons repris des forces.

             —Nous... nous allons chez vous ?

             — Oui, cela vous trouble ? Vous savez, il m’arrive souvent de rapporter du travail à la maison ! 

     

                                                                                                                               (à suivre)


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  • Sœur Sourire et le diable

       Dans les années soixante sévissait, chez les sœurs, une coutume que nous, élèves, aimions beaucoup : la retraite. Durant trois jours, les cours étaient remplacés par des prêches, des méditations et des chants religieux. Afin de nous « couper » de notre quotidien, ces moments d’intense spiritualité se déroulaient dans un couvent, à la campagne — car chacun sait que la nature élève l’âme vers le Seigneur.

             L’année de mes seize ans, nous échouâmes chez les dominicaines de Waterloo.

             La religieuse chargée de notre groupe était jeune, sympathique, avec de grosses lunettes et un petit côté « cheftaine ». Elle jouait de la guitare et, pendant les pauses ou les veillées, poussait la chansonnette. Comme ses rengaines étaient faciles à retenir, nous reprenions le refrain en chœur.

             En rentrant à Bruxelles, toute la classe fredonnait « Dominique, nique, niques » dans le car. Deux ans plus tard, c’était un tube mondial.

             Lors de mon séjour au Liban, j’eus la surprise de voir mes copains hurler de rire en l’écoutant. C’est à cette occasion que j’appris le sens du mot « niquer », issu de l’arabe et encore inconnu en Europe. La brave sœur Sourire avait, à son insu, composé une chanson triviale, digne de « Bali balo » ou de « La grosse bite à Dudule », et l’avait fait chanter à des milliers de fillettes avant qu’elle se propage sournoisement sur les ondes.

             Qui oserait prétendre, après ça, que le diable n’existe pas ?


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