• Le visage de l’échec

     Et tiens, en parlant du Fleuve Noir, un petit souvenir oublié me revient.  C’était au temps de la collection « Frayeur ». Jean Rollin, dont le planning prévoyait quatre bouquins par mois, craignait d’être pris de court malgré ce qu’il appelait « son carré de bosseurs ».

     — Il me faudrait plus d’auteurs, me disait-il souvent. Mais les bons écrivains d’horreur ne courent pas les rues...

    Or, une de mes ex-amies — appelons-la Sophie Lepic—  avait publié, l’année précédente, un premier roman assez réussi, dans la collection « Angoisse ». Et, bien que nous soyons en froid depuis des années, je savais qu’elle n’attendait que l’occasion d’en écrire d’autres. Manque de bol pour elle, « Angoisse », dirigée par Gargouille (vous vous souvenez ?) s’était arrêtée, supplantée, justement, par « Frayeur ».

    Et si je lui proposais de rejoindre notre équipe ?

    Sylvain, à qui je fais part de cette suggestion, m’y encourage vivement.

    — Elle sera ravie que tu lui tendes la main, assure-t-il. Et non seulement ça mettra fin à une brouille ridicule, mais ça rendra service à deux personnes : une recrue de qualité pour Jean et un tremplin pour elle. Le jeu en vaut la chandelle, je trouve.

    D’accord. Je m’assieds sur ma fierté, j’appelle Sophie. Coup de bol, je tombe sur sa boîte vocale. En quelques mots, je la mets au courant de la situation et l’invite à contacter Jean de ma part.

     Le week-end passe sans qu’elle me rappelle — ce qui ne m’étonne qu’à moitié —, et le lundi, quand je me pointe au Fleuve Noir :

     — Merci ! aboie Jean, sitôt qu’il m’aperçoit.

     Bigre ! Ce n’est pas dans ses habitudes de m’agresser de la sorte !

     — Qu’est-ce qui se passe ? 

    — Gargouille vient de me faire une scène épouvantable. Elle m’accuse de débaucher ses auteurs, de « faire de la retape » par ton intermédiaire...

    — Mais... pourquoi ?

     — Sophie Lepic l’a avertie dès qu’elle a reçu ton coup de fil, et elles se sont monté le bourrichon. Où as-tu dégoté une cinglée pareille ? Je te préviens, quoi qu’il arrive, pas question qu’elle travaille pour moi !

     À ma connaissance, Sophie Lepic n’a plus jamais rien publié. Et une question me tarabuste : est-ce sur l’autel de la fidélité ou sur celui de la rancune qu’elle a sacrifié sa carrière ? Quel visage a son échec ? Celui de Gargouille ou le mien ? Je ne le saura sans doute jamais

     À moins que d’ici là on se réconcilie...

     

     


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  • Pataquès

      Sur les conseils d’une lectrice, je me suis amusée à répertorier tous mes livres refusés. J’en ai trouvé beaucoup. Au moins la moitié de ma production. Mais le plus joli exemple est très certainement « La Bibliothécaire ».

             Au temps où nous « vendions » encore nos manuscrits sur synopsis, un éditeur de chez Pocket, décédé aujourd’hui — et auquel je trouvais une ressemblance frappante avec Georges Moustaki — lance une collection de romans fantastiques pour la jeunesse. Comme, à l’époque, je travaille au Fleuve Noir dont les bureaux se trouvent dans le même bâtiment, il fait tout naturellement appel à moi. Dans les jours qui suivent, je lui apporte le résumé d’une histoire destinée aux 10-13 ans, qu’il lit d’un œil critique avant de déclarer, la mine affligée :

             — Ma pauvre Gudule, t’as vraiment rien compris !

             Bon, d’accord, mon idée lui déplaît. Je la remets donc dans ma culotte, mais pas pour longtemps. Un mois plus tard, au Salon du Livre de Paris, je croise l’un des plus merveilleux éditeurs qu’il m’ait été donné de rencontrer : Laurent David, directeur du Poche Jeunesse chez Hachette. Il vient de me publier « La vie à reculons » et nous sommes vraiment sur la même longueur d’ondes. Timidement — car son érudition, tout autant que son grand âge et sa haute stature, m’impressionnent un peu —, je lui tends mon synopsis. Il s’arrête dans l’allée, et sans se soucier de la foule, le lit tranquillement. Ô miracle, au fil de sa lecture, je vois petit à petit s’éclairer son visage, et quand il termine :

             — Je vous envoie votre contrat lundi, me dit-il dans un sourire.         

             «  La Bibliothécaire » a aujourd’hui largement dépassé le million d’exemplaires, et est traduit dans une dizaine de langues.  Le jour où j’ai raconté cette histoire à la directrice actuelle de Pocket, je crois qu’elle a connu un grand moment de solitude.           


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  • Camping 2

       Parmi les habitués du camping des Colombes, il y avait Costa, un Grec d’une trentaine d’années, bon vivant, grande gueule et cul-de-jatte. Enfant, un tram lui était passé dessus, tranchant net ses membres inférieurs. Il vivait ce handicap avec beaucoup d’humour (« tu me casses les pieds » ou « lâche-moi les baskets ! » faisaient partie de ses vannes habituelles), maniait son fauteuil roulant de main de maître, conduisait sa voiture et pratiquait de nombreux sports, dont la natation.

              Je n’ai jamais compris comment on pouvait nager sans jambes, mais c’était un fait : dans l’eau, Costa flottait aussi bien que vous et moi. Que dis-je ? mieux que moi qui bois la tasse pour un oui pour un non. 

              Ce jour-là, c’était justement le cas. La mer était très agitée. Bousculée par une vague un peu trop turbulente, je paniquai et me raccrochai à ce que je pouvais.

             Le slip de bain de Costa, en fait.

             Qui me resta dans les mains, forcément.

             Vous imaginez la honte ?

             Costa éclata de rire. Puis il récupéra son bien et le réenfila vaille que vaille, en gloussant :

             —  Oups ! Pas facile de mettre un caleçon sans avoir pied ! 

             Ah, c’était un seigneur, Costa !


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  • En l'honneur du salon de livre, un petit souvenir attendri : le stand Florent Massot, en 1997. A l'avant-plan, Jean Rollin entouré de ses auteures, et à l'arrière, Alain Venisse et Florent Massot en personne. Le tout sous l'œil goguenard de Raymond Audhemar. 

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  • Camping

      L’été, comme la ville était trop suffocante, nous dressions notre tente dans un camping au bord de la mer, à une vingtaine de kilomètre de Beyrouth. J’y restais de début juin à fin septembre avec mes deux loupiots. Alex partait à l’aube et nous rejoignait en début d’après-midi, les horaires de bureaux, durant ces quatre mois torrides, étant de 7 à 14 h.

             Ce camping joliment dénommé « Les Colombes »  — une prairie ombragée descendant en pente douce vers une crique rocheuse —, s’agrémentait de bâtiments à usage collectif, et en particulier une grande cuisine.`Un soir, j’y préparais des pâtes en compagnie d’Olivier qui commençait à marcher. Nous étions seuls.  Je mets chauffer une casserole d’eau et, tandis que je découpe les oignons pour ma sauce, le « petit château branlant »  part en exploration. Tout en le surveillant du coin de l’œil, je continue à m’activer.

             Comme il s’agrippe au rebord de la poubelle, je le rejoins avec un « tttt » désapprobateur... et manque de me trouver mal. Juste à côté de sa main se dresse, menaçant, l’un de ces minuscules scorpions blancs, vifs comme l’éclair, dont la piqûre vous dézingue un adulte en moins de deux.

             Mon premier réflexe est de me ruer sur mon fils pour l’arracher à son point d’appui, mais ce serait une erreur fatale : au moindre geste brusque, le scorpion risque d’attaquer.

             Que faire, alors ? Que faire ? La peur me paralyse.

             Inconscient du danger, Olivier lève la tête vers moi et me sourit. Alors, avec toute la douceur dont je suis capable, je l’appelle :

             — Viens, mon chéri... Viens chez maman... Doucement... Tout doucement...

             Par bonheur, c’est un enfant docile. Et calme. Obéissant à mon filet de voix tremblant, il lâche la poubelle pour me tendre les bras. Je l’emporte, les jambes flageolantes. On  a frôlé la catastrophe de très, très près.

             Rien que de le raconter, tiens, ça me donne le frisson !


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