• L’Arlequin dans la vitrine

       Joseph Fattal est de bonne composition. Après une engueulade maison, il se déclare prêt à passer l’éponge, et pour cause : une boutique de vêtements chics vient de lui passer commande d'un étalage. Voilà une chance unique de me réhabiliter ! 

             Chance d'autant plus grande que la vitrine, elle, est petite. Plus de gigantisme irréalisable, mais du fignolé, de la délicatesse. Deux jours plus tard, je lui présente des croquis de mon projet : un arlequin de quatre-vingts centimètres de haut, à genoux, les bras tendus vers le croissant de lune. Autour de lui, des arbres couverts, selon la mode en vigueur, de grandes feuilles stylisées.

             — Je ferai découper toutes les silhouettes par un menuisier, dans du contreplaqué léger, expliquai-je. Et j'ai prévu un système de fixation très efficace. Comme ça, pas de danger que ça tombe ! Quant à la peinture...

             — Ça, je m’en charge, coupe mon patron. Je viens de récupérer un lot de gouache en poudre de toutes les couleurs. Vous n'aurez que l'embarras du choix.

             Je fais la grimace :  la gouache, c'est mat, je préférerais de l'huile ou de l'acrylique. 

             — Ttttt, trop salissant, tranche Joseph Fattal. Si jamais vous en renversiez sur la moquette du magasin...

             — Je nettoyerais au white spirit !

             — Ça laisse des auréoles... Mieux vaut un produit qui se dilue à l'eau.

             Que faire devant une telle méfiance, sinon m’incliner ? 

             Quarante-huit heures plus tard, les silhouettes sont prêtes. Le système de fixation, une fois testé, s'avère efficace. Tout devrait se dérouler sans encombre.

             Me voici donc à l'œuvre, dans la vitrine opacifiée de blanc d'Espagne, par discrétion — car je préfère installer mes formes avant de les peindre, pour ne pas les défraîchir en les manipulant.

             Finalement, la gouache me satisfait : elle se mélange mieux que l'huile et ne colle ni aux doigts ni au pinceau, ce qui me facilite grandement la tâche. De plus, les coloris sont beaux.

             Une fois « l’œuvre » terminée — et magnifique, si l’on en croit les compliments de la commerçante et de ses vendeuses — vient la phase d’accrochage des vêtements. Je s'électionne un tailleur Dior, un chemisier Saint-Laurent, une robe Chanel et un pull-over Cacharel, pour les suspendre aux arbres. Puis, sur les bras tendus de l'arlequin, je pose un fourreau de soie sauvage qui vaut la peau du cul. Mes employeuses s’extasient à qui mieux mieux lorsque soudain :

             — Qu'est-ce que c'est que cette tache ? s'étonne l'une des vendeuse, montrant une grande traînée grisâtre sur la soie blanche du chemisier.

             Tout le monde se précipite pour regarder de plus près.

             — Et là, sur ce plastron, cette trace jaune ?

             — Et sur ce pantalon ?

             — Et sur cette jupe ?

             En fait, la totalité de la collection est maculée de gouache multicolore. 

             Joseph Fattal, appelé en catastrophe, me tombe dessus à bras raccourcis. Mais cette fois, je n’y suis pour rien !

             — C’est votre gouache pourrie qui a déteint, protestai-je. Regardez : une fois l’eau évaporée, elle redevient de la poudre. Quand on fournit du matériel de merde, on obtient un boulot de merde, normal ! 

             — Et ça ? demande mon patron, en désignant un pot, un peu plus petit que les autres, sur lequel il est écrit "fixatif".

             Oh, punaise ! çui-là, je ne l’avais même pas remarqué...

    Une heure plus tard, j’étais virée — sans mon chèque du mois, qui a servi à payer le pressing.

     

     

     


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  • .Le cheval dans la vitrine

      Beyrouth, 1965. Récemment débarquée avec mon bébé de quelques semaines, je cherche du travail. Par l’interrmédiaire d’un ami, j’apprends que Joseph Fattal, directeur d’une agence de design très sélect, a besoin d’un « concepteur d’étalage ». Ni une ni deux, je me présente. Bien que n’ayant jamais fait ça de ma vie, je lui affirme que c’est pile poil dans mes cordes, ajoutant sans sourcillier que j’ai justement choisi cette spécialisation, durant mes études aux Beaux-Arts de Paris (!) Faut croire que je suis convaincante car il m’embauche aussi sec et envoie une pub à tous les commerçants de la ville.

             La première commande arrive dans la foulée : un grand magasin de meubles va ouvrir ses portes à Hamra (les Champs-Elysées libanais) et son propriétaire veut un truc spectaculaire pour l’inauguration.

             — C’est un gros contrat, me dit Jospeh Fattal en se frottant les mains. À vous de jouer !

             Histoire de frimer, je confectionne une petite maquette assez réussie, représentant un cheval qui galope sur une route en damier noir et blanc bordée d’arbres morts — un peu style Magritte mâtiné de Vasarely, voyez ? Mon patron est enthousiasmé, le client applaudit ; il ne reste plus qu’à réaliser la chose « en vrai » et, pour cela, j’ai une semaine.

             Je commande d’épaisses feuilles de Canson, matériau de base du cheval (grandeur nature !), des madriers pour l’ossature, une planche de contreplaqué coupée en triangle qui figurera la route, du fil de fer pour les arbres. Et, bien sûr, de gros pots de peinture noire et blanche. Puis je retrousse mes manches.

             Mais autant, à dimension réduite, l'étalage "magrittien" était un jeu d'enfant, autant là, je galère. Sa réalisation requiert une compétence technique que, malgré toute ma bonne volonté, je ne possède pas. C'est à peine si je sais planter un clou ! Je me bagarre avec mes madiers, les fixe tant bien que mal, me tape sur les doigts, peste, râle... et recommence l'opération une bonne dizaine de fois parce que la construction s'éboule au fur et à mesure.

             Au terme d’une lutte acharnée, je sors néanmoins  victorieuse de l'épreuve. Et, miracle ! dans les temps.

             Mon cheval a fière allure, tout blanc, la crinière joliment bouclée, l'une de ses pattes avant posée sur une commode en teck, l'autre pointée vers le public. OK, si on y regarde de près, il n'est pas solide-solide, mais du moment qu'on ne le heurte pas...

              Vient le jour de l’inauguration. Le tissu qui masque la vitrine se soulève, tel un rideau de théâtre. La foule massée devant applaudit à tout rompre ; certains spectateurs particulièrement enthousiastes tapotent même la parois de verre de trois mètres sur quatre, comme pour attire l’attention du fier coursier... Fatale erreur ! Déstabilisé par les vibrations, ce dernier se met à osciller, osciller, et, dans un fracas effroyable, s'effondre.

             Sur la vitrine.

             Qu'il fend de haut en bas.

             Non sans avoir, au passage, éraflé une étagère signée Starck, et brisé en mille morceaux un Gallé authentique.

             « C'est un cauchemar ! » me dis-je, atterrée.

             Hélas, non.



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  • Lulu Panty

      Avril 1982. Dargaud rachète Charlie mensuel et sollicite Siné. Ce dernier, qui n’a jamais fait de BD, me propose de devenir sa scénariste, ce qui donne naissance à Lulu Panty, petite bonne femme rigolote, féministe, mauvais genre, et fervente adepte du porte-jarretelles.

             Durant trois numéo (du 2 au 5 de la nouvelle formule), on s’amuse beaucoup, Bob et moi. Sur deux pages contenant chacune cinq strips de quatre cases, Lulu vit des aventures rocambolesques, commente l’actualité, lance des pavés dans la mare, énonce des aphorismes provocateurs... Mais pas trop, hein ! Juste ce qu’il faut pour faire marrer le lecteur sans être jamais vulgaire (à notre avis, du moins). Hélas, lorsque Siné apporte les pages du numéro 6 :

             —Désolé, on arrête, lui dit le rédacteur en chef. L’agent de Schulz nous a mis le marché en main : c’est toi ou lui. Et comme « Les Peanuts » est la série vedette du journal...

             Siné, estomaqué, demande de plus amples explications.

             — Schulz est choqué par l’obscénité (!) de ton personnage, lui est-il répondu. Il refuse que son nom soit associé, d’une quelconque manière, à ta production.

             Comme ça se passe pendant mes vacances en Corse, j’apprendrai la chose par un article virulent de Delfeil de Ton, dans le Nouvel Obs. Mais à quoi bon pester — ou même faire amende honorable ? Face au géant d’outre-Atlantique, Bob et moi  ne faisons pas le poids. Exit Lulu Panty, longue vie à Charlie Brown.

             Et on s’étonne que je fasse de l’antiaméricanisme primaire ?

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  • Premier baiser

      Je venais d’avoir treize ans, et sur la route des vacances, mes parents s’étaient arrêté en Alsace, chez des amis. Ce couple d’une cinquantaine d’années — appelons-le M. et Mme Baum — accueillait pour l’été son petit-fils François, garçonnet de quatorze ans aux allures de moineau chétif : cheveux ras, grandes oreilles et grosso-modo une tête de moins que moi.

             La chambre de ce jeune homme était voisine de la mienne, tandis que celles des adultes se trouvaient de l’autre côté du bâtiment. N’ayant pas sommeil malgré l’heure tardive, nous nous accoudons à nos fenêtres respectives pour discuter un brin. La magie de la nuit aidant, nos propos, tout d’abord anodins, s’orientent peu à peu vers des aveux torrides. Et, emporté par le romantisme de la situation, François finit par m’avouer « je t’aime », d’une voix vibrante.

             Bien qu’il n’ait rien du prince charmant, une telle déclaration ne me laisse pas insensible. Une fois couchée, j’y pense et j’y repense, de sorte que le lendemain, au petit déjeûner, je suis toute troublée. Lui aussi. Nous nous lançons des regards brûlants par-dessus nos bols de café au lait. Et quand on sort de table :

     — Viens, dit François, en m’entraînat vers le salon, dont les volets sont encore clos.

             Il referme la porte et, à tâtons, m’embrasse. Sur la bouche, oui, oui. Avec la langue ! A cet instant précis, son grand-père entre, allume l’électricité et s’étonne.

             — Ben... que faites-vous dans le noir, tous les deux ?

             En bredouillant des excuses, on s’éclipse. « S’il cafte à mes parents, ça va être ma fête ! » me dis-je, terrifiée. Mais M. Baum ne dit rien. Nous a-t-il vus ou pas ? Je ne le saurai jamais. En tout cas, quand, une heure plus tard, nous avons regagné la voiture pour continuer notre voyage, j’ai poussé un sacré soupir de soulagement !

     


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  • La prison

     L’année de ma sixième, mes parents m’avaient mise en pension à Jupille, près de Liège, chez les chanoinesses de Saint-Augustin. Le lieu était splendide mais d’un sinistre achevé. La rumeur affirmait que c’était dans cet ancien château, transformé en école pour jeunes-filles de bonne famille, qu’était né Charlemagne. Que ce soit vrai ou pas, ça donne une idée du décor : grands couloirs sonores, escaliers majestueux, plafonds moulurés, boiseries sombres, chapelle gothique. Et un immense parc entouré de hauts murs.

    C’est là que j’ai véritablement découvert ma passion d’écrire. Les livres étaient bannis de cet univers austère, les sœurs estimant toute lecture nocive — hormis, bien entendu, celle des manuels scolaires et des ouvrages pieux, fournis à foison. Or moi, j’étais boulimique de romans d’aventure. M’apparut alors cette vérité première : ce que je voulais lire, je n’avais qu’à l’écrire — vu que, des cahiers, on n’en manquait pas.

    Encore fallait-il trouver le temps ! Nos horaires étaient draconiens. Partant du principe que « l’inactivité est la mère de tous les vices », on ne nous laissait aucun moment de répit. Je pris donc l’habitude de m’attarder aux toilettes et de « tricher » pendant l’étude. Planquée derrière mes bouquins de maths ou de grammaire, j’écrivais au lieu de faire mes devoirs (ce qui n’était pas sans risque car les pionnes avaient l’œil). Mais la brièveté de ces instants volés me frustrait. Ah ! Que n’aurais-je donné pour qu’on me fiche la paix une journée entière !

     

     Ce fut alors que j’appris l’existence de la prison.

     Dans le grenier du château, il y avait, chuchotait-on, une pièce meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise où les sœurs enfermaient les « brebis galeuses » (pour qu’elle ne contaminent pas le reste du troupeau, je suppose, NDLA). Le temps de réclusion dépendait, comme de juste, de la gravité de la faute.

     Je me mis à rêver de cet endroit délicieux. Mais que fallait-il faire pour y avoir accès ? Parmi mes copines, personne ne savait. C’étaient surtout les grandes — troisièmes, secondes, terminales — qui bénéficiaient de ce traitement de faveur.

    De l’avis général, seule une très mauvaise action le justifiait. J’en pris bonne note, et moi qui étais plutôt docile, je m’efforçai de devenir impertinente et dissipée. Je me mis à répondre aux professeurs, à négliger mon travail scolaire. Au réfectoire, je refusais de manger ce qui m’était proposé, clamant haut et fort que « c’était du caca ». À la récréation, je papotais au lieu de jouer à la marelle ou au volley... Bref, je me conduisais, selon la directrice qui finit par me convoquer, « comme une fille des rues ». Ce qui me valut des mauvais points, des punitions, un bulletin déplorable, mais pas la prison.

    Que fallait-il donc faire pour la mériter ? Le mystère restait entier.

    Un jour me parvint, par le biais d’une « affranchie », cette ahurissante révélation :

      On met en prison les élèves surprises dans la chambre d’une autre.

     Après un moment d’incrédulité — car je ne voyais pas où était le délit —, je décidai d’agir en conséquence. La nuit suivante, j’attendis que la surveillante fasse le tour du dortoir pour entrer, sous son nez, dans la chambre voisine, en claironnant (pour être bien sûre qu’elle ne me loupe pas) 

       — Nadine, tu peux me passer ton cahier de latin ? J’ai oublié le mien en classe.

       Hélas, je n’eus droit qu’à cette remarque sévère :

    — Veux-tu bien filer tout de suite dans ton lit ! C’est l’heure de dormir, maintenant, pas d’étudier ! 

     Mais de prison, point. Découragée, j’arrêtai là mes tentatives.

    Ce n’est que l’année suivante, en lisant « Claudine à l’école », que je compris le fin mot de l’histoire. Mais c’était trop tard : mes parents, outrés par ma conduite, m’avaient retirée du pensionnat, et je redoublais ma sixième dans le collège catholique de mon quartier.


     

     

     

     


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