• Le petit chat qui chiait du gras

       On traîne derrière soi de vieux remords qui reviennent vous hanter les nuits d’insomnie. Cette histoire me poursuit depuis presque un demi-siècle. 

             Je venais d’arriver à Beyrouth avec mon bébé quand, au cours d’une promenade, je trouve un chaton dans la rue. Tout attendrie, je le ramène chez moi. Mais que sais-je, à l’époque, de la manière d’élever un animal, des soins à lui donner, des choses à ne pas faire ? En dépit de mes supplications, mes parents n’ont jamais voulu de bêtes...

             Ça mange quoi, les chatons ?  Je n’en ai pas la moindre idée.

             La veille, j’ai préparé un gigot, et le fond de la lèche-frite est couvert d’une épaisse couche de graisse figée. A tout hasard, je la lui tends ; il se rue dessus et se met à lécher, lécher... « Ben voilà ! » me dis-je, toute contente, sans réaliser qu’un tel aliment, en grande quantité, est forcément nocif pour un aussi frêle organisme. Résultat : au bout de quelques heures (ou de quelques minutes, je ne me souviens plus), la malheureuse bestiole se met à chier du gras. Ça lui coule du cul en longues traînées molles, comme si la graisse de viande avait traversé son tube digestif sans subir la moindre modification. C’est très impressionnant ! Très inquiétant aussi.

             «  Il a une maladie, me dis-je stupidement. Genre typhus ou choléra. Et ça peut être dangereux pour mon bébé... »

             Me reviennent en mémoire d’horribles histoires de microbes et de vers solitaires racontées par ma mère pour justifier son refus d’avoir un animal. Et je commence à flipper grave. Je suis une inconsciente, une criminelle d’exposer mon fils à de pareils dangers !

             Ni une ni deux, je fous le chaton dehors, débrouille-toi pépère, moi, je m’en lave les mains...

             Je n’ai jamais su ce qu’il était devenu.

     


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  • Bijoux de famille 2

      Autre histoire de choure qui aurait pu mal tourner si « le petit galopin de nos corps », comme le nomme si joliment Yves Navarre, ne s’en était mêlé. 

             Nous avions loué  pour une bouchée de pain un appartement aux portes de Paris, qui, pour être viable, nécessitait quelques travaux d’urgence. Ses loyers, soumis à la fameuse loi 48, ne lui rapportant pas, estimait-il, de quoi entetenir l’immeuble, le propriétaire refusait de les financer. En revanche, il nous laissait carte blanche pour doter notre habitat de toutes les améliorations que nous jugions nécessaires.

             Alex retrousse donc ses manches et, bien que peu enclin à ce genre d’exercice, décide de se lancer dans le bricolage-maison.

             Pour ce faire, il lui faut un minimum d’outils. Or, les outils coûtent cher et nous sommes toujours aussi fauchés. Qu’à cela ne tienne, les hypermarchés sont là pour nous fournir, à titre gracieux, tout le nécessaire. Forts de notre précédente expérience (qui, en dépit de l’incident narré plus haut, a bien tourné), nous décidons donc de récidiver.

             La poche du blouson étant réparée, vis, clous et autre menu fretin y sont rapidement escamotés. Reste le « gros » matériel, nettement plus encombrant. Une massette, entre autres, destinée à abattre la cloison séparant le salon du trou insalubre qui sert de cuisine, pour le transformer en une kitchenette à l’américaine.

             Personne en vue ? Ni une ni deux, Alex, avec une intrépidité qui me laisse pantoise, glisse la chose dans son pantalon. Certes, cette « prothèse » gonfle flatteusement sa braguette, mais bien malin qui devinerait le subterfuge !

             Seul problème : les mouvements de la marche font peu à peu basculer la massette, de sorte que le manche, au lieu de rester plaqué à l’abdomen, se retrouve à la perpendiculaire. Lorsque nous nous présentons à la caisse, mon époux donne tous les signes d’un priapisme exacerbé.

             Médusée, je le regarde s’avancer stoïquement vers la caissière. Les yeux de celle-ci, par le plus grand des hasards, se posent sur son entrejambe. Elle rougit, se trouble. Et lance à ce client qui, pardonnez-moi l’expression, trique comme un âne, un regard de biche effarouchée.

             Son émoi laisse Alex de marbre. Ayant  posé sur le tapis roulant le kit de peinture et le pot de laque blanche qui lui servent d’alibi, il règle ses achats en liquide (!) sans donner le moindre signe de gêne.

             Les jambes flageolantes, je lui emboîte le pas vers la sortie. Et ce n’est qu’une fois sur le parking que nous réalisons : la caissière, trop émue sans doute, n’a pas compté les pinceaux. Dix-sept francs d’économie. De quoi nous offrir le verre de la victoire dans le plus proche troquet.

             — Tu crois qu’elle l’a fait exprès ? me demande Alex, en éclusant le demi qu’il a bien mérité.

             Et moi, chavirante : 

             — Bien sûr, mon étalon !

             Dix-sept francs... Pour trente centimètres de rêve, ce n’est pas cher payé ! 

     


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  • Bijoux de famille

      Avril 1971. Installés à Paris depuis peu, nous n’avions pas le sou vaillant quand, pour des raisons personnelles, Alex se retrouve dans l’obligation de se rendre à Beyrouth.  Une fois le billet payé, il ne nous reste rien — mais ce qui s’appelle rien, hein ! Que des dettes ! Or, un Libanais  qui voyage se doit, selon la tradition, de rapporter des cadeaux à toute sa famille ; mon mari ne peut, même dans une dèche noire, déroger à cette règle d’or.

             Il n’y a pas trente-six solutions : puisque nous ne pouvons pas les acheter, ces cadeaux, nous allons les voler.

             Pas question de s’en prendre aux petits commerçants : notre éthique nous l’interdit. En revanche, les grandes surfaces ont un budget-fauche (du moins, c’est ce qui se raconte). Sans état d’âme donc, nous planifions notre forfait.

             Laissant nos deux loupiots à la garde d’une voisine, nous nous rendons aux Galeries Lafaillite, avec la ferme intention de n’en pas revenir les mains vides. La chose s’avère d’une facilité déconcertante : l’époque étant moins parano qu’aujourd’hui, l’usage des caméras ne s’est pas encore généralisé. Il reste moult zones sans surveillance, en particulier dans les rayons des babioles sans valeur — celles qui, justement, nous intéressent.

             Comme la mode est à l’exotisme, un étage entier est consacré au mobilier, tissus, vêtements et bibelots importés du Pakistan. Or, les journaux de gauche commencent à dénoncer l’exploitation des pays du Tiers-monde, en particulier le travail des enfants. Excellent pour notre conscience, ça ! Dans cette caverne d’Ali Baba du pauvre, nos larcins ne porteront préjudice à personne, au contraire !

             «  Ce qui vient d’Orient retournera en Orient », émet sentencieusement Alex.

             En gros, nous ne commettons pas un délit, nous posons un acte politique.

             Des paniers contenant des bijoux de pacotille sont disposés un peu partout. Pendant que je fais le guet, Alex y puise à pleines mains et les fourre dans les poches de son blouson. Puis, ni vu ni connu, nous nous dirigeons vers la sortie.

             Soudain, le regard attiré par un rayon quelconque, je ralentis le pas, me laissant distancer par mon mari. Et là, horreur ! je m’aperçois que, tel celui du Petit Poucet, son itinéraire est jalonné de bagues, boucles d’oreilles et autres bracelets. On peut aisément le suivre à la trace...

             Nous avions tout prévu... sauf le trou dans la poche !

     


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  • La déclaration

      Le dimanche suivant, Ricco m’invite chez lui. Plus exactement, chez ses parents qui occupent une grande maison dans les quartiers chics. Je m’y pointe avec mon fils, Frédéric. Ils sont déjà toute une bande, affalés dans les canapés, à écouter des disques en buvant du Coca. Le bébé passe de bras en bras, toutes les filles en sont folles, à commencer par la sœur de Ricco, Noëlle, qui s’improvise nounou en chef. 

             — On vient de sortir notre premier 45 tours, m’annonce Alex. Il faut absolument que tu l’entendes.

             — Allez dans ma chambre, vous serez plus tranquilles, intervient Ricco. Nous, on le connaît par cœur !

             L’instant d’après, nous nous retrouvons tous deux assis sur le lit, la porte fermée à cause du bruit. Je mentirais en disant que je ne suis pas troublée. « Michelle » me donne le frisson, et Alex est craquant, avec son merveilleux sourire et son aura de guitariste.

             Comble du comble, le voilà qui s’approche de moi en murmurant :

             — Il faut que je t’avoue quelque chose : je suis amoureux de toi. Depuis qu’on s’est rencontré, je ne pense qu’à ça. Je n’en dors plus la nuit...

             Houlà ! Tout cela est trop subit, trop inattendu. Je patauge dans la semoule, moi !

             Vais-je céder ? La tentation est grande mais, avec mes responsabilités de mère de famille, j’hésite à m’embarquer dans une histoire sans lendemain... Parce qu’elle est forcément sans lendemain : Alex a une sacrée réputation de dragueur !

             J’avale ma salive, je tourne sept fois ma langue dans ma bouche, et je réponds dans un souffle :

             — Ecoute, je t’aime beaucoup mais je ne me sens pas prête. Je sors d’une grosse galère avec le père de mon fils, et...

             Tout en parlant, je me traite mentalement d’idiote. C’est quoi, ces scrupules à la noix ? De l’autopunition ? Qu’est-ce que j’attends pour tomber dans ses bras, nom d’un chien ? J’en meurs d’envie !

             Je suis sur le point de céder quand Alex crie « perdu ! » en direction de la porte. Et celle-ci s’ouvre sur les copains hilares.

             — J’avais parié que tu l’enverrais promener, me dit Ricco, en récupérant l’enregistreur planqué sous le lit. Merci ! Grâce à toi je viens de gagner vingt livres !

             Ni une ni deux, je le traite d’enfoiré, Alex de connard, je récupère mon gamin et je me barre, humiliée au dernier degré.

    Mais le cœur des hommes est plein d’imprévu. Un an plus tard, Alex m’épousera, devenant officiellement le papa de Frédéric. Nous aurons deux autres enfants et resterons mariés dix-sept ans.

     

     


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  • Alex Mac Cartney

       Chez Jospeh Fattal — le designer de Beyrouth, vous vous souvenez ? — il y a un stagiaire d’une vingtaine d’années, Ricco, garçon gentil, ouvert, blagueur (TRÈS blagueur) avec lequel je sympathise rapidement. Un soir, il me propose d’aller voir son pote Alex, qui joue avec son groupe dans un bar du centre ville. J’accepte, ravie, et passe une excellente soirée.

             Afin de comprendre ce qui suit, reportons-nous dans le contexte de l’époque. Le groupe s’appelle « The Fellows ». Il est composé de quatre musiciens, comme les Beatles, et joue tous leurs morceaux. Or, moi, les Beatles, connais pas. Outre le fait qu’ils viennent de débuter (nous sommes en 1965), je ne m’intéresse qu’à la chanson française à texte : Brassens, Ferré, Barbara, Jean Ferrat, Anne Sylvestre, etc. Forcément : ce qui me branche, ce sont les paroles, et je ne comprends pas un mot d’anglais. Je ne me sens donc pas concernée par les groupes d’outre-Manche...

             Le lendemain, au bureau, j’entends « Michelle » sur le petit transistor qui marche en sourdine.

             — Oh, écoute ! dis-je à Ricco. Tes copains passent à la radio. Ils sont célèbres, dis donc ! Comment s’appellent-ils, déjà ?

             — Les Beatles, répond Ricco sans rire.

             — C’est ça. J’ai adoré ce morceau. En plus, Alex est vraiment un excellent bassiste !

             — Oui, Alex Mac Cartney, c’est une sacrée pointure. Tiens, justement, on va boire un coup, ensemble, tout à l’heure. Tu nous accompagnes ?

             Alex, mis au parfum, joue le jeu ; ils me mènent en bateau pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que j’annonce à mon patron :

             — Ce soir, je vais voir les Beatles !

             — QUOI ? bondit-il. Ils passent à Beyrouth ?

             — Oui, au « Strawberry », sur la corniche. C’est Alex Mac Cartney qui m’invite.

             — Paul, tu veux dire ?

             — Non, Alex. Je connais son nom, quand même : on est copains !

             C’est là que devant son air stupéfait, les échanges de regards amusés de mes collègues, et le fou-rire de Ricco, j’ai commencé à soupçonner la vérité. Une fois de plus, je m’étais couverte de ridicule.

     


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