•  Des petits cris dans la nuit

       Nouvel-an 1978. En ce temps-là, nous vivions, Alex et moi, dans un pavillon de banlieue avec nos trois enfants dont la plus jeune, Mélanie, avait tout juste un an. Michel P., un copain dessinateur, était venu passer le réveillon avec nous, en compagnie d'une  créature de rêve qu'il avait levée pour l'occasion. Vers trois heures du matin, on se couche, un peu pétés, nous à l’étage, dans notre chambre jouxtant celle du bébé, et Michel avec sa belle au rez-de-chaussée, sur le clic-clac du salon.

             Je m'endors. Soudain, après un temps impossible à évaluer, des petits cris me réveillent. Je pense : « C'est Mélanie ! » et, dans un demi-sommeil, je me lève comme un zombie pour aller voir ce qui se passe. Dans le noir, je précise. Arrivée devant la porte de sa chambre, je me rends compte que le bruit ne vient pas de là mais d'en bas. Un raisonnement immédiat se déroule dans mon cerveau embrumé : nous sommes sûrement le matin, et mes fils, qui ont repectivement onze et quatorze ans, ont dû venir chercher leur petite sœur pour qu'elle me laisse dormir. Ils sont dans la cuisine avec elle, en train de lui préparer un biberon, les braves cœurs !

             Tout attendrie, je me rue dans l'escalier en criant à pleine voix :

             — Attendez-moi, j'arriiiiive ! 

             Au même moment, réveillée, en quelque sorte, par ma propre voix, je réalise que, premièrement, il fait encore nuit, deuxièmement, il n'y a personne dans la cuisine, et troisièmement, les petits cris qui proviennent du salon ne sont ab-so-lu-ment pas ceux d'un bébé.

             Un grand froid m'envahit, d'autant que le bruit s'est arrêté net. Après un instant de panique horrible, je regagne quatre à quatre le lit conjugal, non sans avoir constaté, au passage, que Mélanie dormait paisiblement dans son berceau.

             Il n'a été question de rien, le lendemain matin. Michel et sa compagne ont fait montre d'une remarquable discrétion quant à ma performance nocturne et aux possibles espoirs qu'elle avait pu faire naître chez eux. A moins que, trop occupés, ils n'aient rien entendu et que l'arrêt des cris ne soit qu'une simple coïncidence... 

             Je l'ignorerai toujours. Mais je peux bien avouer que devant mon crème-croissants, je n'étais pas fière, le premier janvier !



    12 commentaires
  •  Un vieux compagnon.

      1986, j’entre comme pigiste dans une revue "tendance" dont le rédacteur en chef me demande, comme premier travail, un reportage sur les diverses manières dont les grands journalistes sont entrés à Libé. Le sujet me plaît. Des petites anecdotes fendardes, c'est tout à fait dans mes cordes. Je prends donc contact avec M.B., directeur adjoint du quotidien, afin qu’il m’aiguille dans mes recherches. Or — grave handicap pour une journaliste —, je suis d’une nature timide et réservée. Autant écrire me plaît, autant interroger les gens m'angoisse. Surtout lorsqu'il s'agit d'un vieux routard comme M.B., qui connaît par cœur toutes les ficelles du métier. C'est aussi traumatisant que de faire, je ne sais pas, moi, du footing devant Zatopek ! Mais bon, je n’ai pas le choix. Surmontant mes appréhensions, je me prépare à passer cette épreuve dans les meilleures conditions possibles.

             En général, pour mes interviews, je n'utilise pas de magnéto, me contentant de prendre des notes, à l'ancienne. Tous ceux qui me connaissent savent que j’entretiens  — second handicap, et de taille ! — un très mauvais rapport avec les p'tits boutons. Utiliser correctement un lecteur de DVD ou un robot-marie est une performance au-dessus de mes forces, et il m’a fallu des années de pathétiques tentatives avant de savoir me servir de mon Mac. Mais cette fois, je sens qu'il faut que je déroge à mes habitudes. Intimidée comme je le serai, je risque de me planter dans mes notes ; mieux vaut enregistrer.

             Le problème, c'est que je n’ai pas d’enregistreur. Je m'ouvre de mon problème au correcteur de la boîte, Alain, qui est très serviable et pédé de surcroît. Il me répond :

             — T'inquiète pas, ma grande, j'ai ce qu'il te faut !

             Et il sort on ne sait d'où un mini-cassette antédiluvien, une vraie antiquité, plus proche du mange-disque que du dictaphone.

             — Tu n'auras aucune difficulté à le manipuler, m'explique-t-il en me tendant l'engin. Tu vois, il n'y a que quatre bouton : marche/arrêt, écoute, avance, retour. C'est à la portée d'un enfant de cinq ans.

             C'est. Mais tout de même, je préfère faire un essai, des fois que. Saisissant le micro (lui aussi d'une ringardise assez sidérante), je le présente à l'intéressé tout en demandant, très pro :         

    — Voulez-vous dire quelques mots pour la postérité, cher monsieur ?

              Et lui, du tac au tac :

             — Est-ce que je peux vous enculer, mademoiselle ?

             On rigole bien, on réécoute, ça marche, bravo Gudule, je rembobine (pas tout à fait à fond pour éviter que ça se coince) puis, l'âme en paix, je passe à autre chose.

             Le lendemain, je me rends à Libé, dans mes petits souliers. M.B. me reçoit très aimablement, et propose :

             — Si nous allions discuter devant un verre ? C'est plus convivial que dans mon bureau ! 

             Oui-da. Nous descendons à la brasserie du coin, pleine de monde à cette heure matinale, nous nous installons dans un coin tranquille et je sors le magnéto de mon sac. En l'apercevant, M.B. me lance un regard ironique. Avec un petit rire qui se veut complice et n'est destiné qu'à masquer ma gêne, je frime :

     — Oui, je sais, il n'est plus de toute première jeunesse... Mais que voulez-vous, c'est un vieux compagnon, hu hu hu !

              Puis je mets la "bête" en route, et l’inévitable se produit : je me trompe de bouton.        

             — Est-ce que je peux vous enculer, mademoiselle ?  clame la voix d’Alain, au volume maximum.         

     Dans le silence sidéré qui suit ce coup d’éclat, M.B. hoche la tête et remarque :

             — Effectivement, c'est un vieux compagnon ! 

             J'ai mis huit jours à m'en remettre.

             L'interview s’est déroulée comme prévu — mais uniquement au stylo et carnet. Et j'ai eu un mal fou à me relire, tellement ma main tremblait. Quant à Alain, que je me suis empressée de mettre au courant de l'incident, je crois qu'il en rit encore !


    14 commentaires
  • LA NOIX DE LA DISCORDE

     J'ai fait mes classes primaires dans une école catholique très sélect. (Bien que fille de modestes commerçants, j'ai TOUJOURS été dans des écoles catholiques très sélect : nos études, à mes frères et moi, c'était le snobisme de nos parents). Dans cette école catholique très sélect, donc, les élèves avaient, à dix heures, des avantages que moi, je n'avais pas, et en particulier du lait en petites bouteilles qui me faisait saliver d'envie. Ce lait était vendu la peau des fesses par les sœurs, et si mes parents ne rechignaient pas à payer le minerval, ils me refusaient, en revanche, les "à côtés" — que, d'ailleurs, consciente très tôt des sacrifices qu'ils s'imposaient pour mon éducation, je ne songeais même pas à leur demander.

             En plus du lait, à la saison des noix, il y avait... les noix. Celles-ci n'étaient pas distribuées par les sœurs, mais apportées par les élèves elle-mêmes. Or, j'adorais les noix. Mais comme elles coûtaient cher, maman n'en achetait pas — ou seulement dans les grandes occasions, genre Saint Nicolas. Pas question que j'en mange à la récréation.

             Je regardais avec convoitise mes copines casser la coquille du talon, sortir le petit fruit marron, retirer sa fine peau et enfourner avec délice le produit de ce travail minutieux : la chair blanche et craquante, au goût succulent. Pas une, bien sûr, ne songeait à m'en offrir...

             Un jour d’automne, je vais aux toilettes, et dans le WC, qu'est-ce que je vois flotter ? Une noix.

             Comme tous les enfants, j'étais profondément dégoûtée par tout ce qui touchait aux excréments. Mais, premièrement, l’eau de la cuvette était limpide, et deuxièmement, j'avais beau n'avoir que six ou sept ans, je savais que la coquille des noix est hermétique et ne laisse rien passer de "sale". Et puis, surtout, ce fruit exquis, là, à portée de main...

             Je n'ai pas hésité très longtemps. J'ai plongé les doigts dans le WC, j'ai pris la noix, puis, l’ayant rincée au robinet et  soigneusement essuyée, j'ai surgi dans la cour en brandissant mon trophée.

             — D'où elle vient, cette noix ? m'a demandé une copine, méfiante.

             Et moi, avec toute la conviction dont j'étais capable :

             — C'est ma mère qui me l'a donnée !

             — Même pas vrai, a crié une petite fille blonde, Maryse, qui me détestait cordialement. Elle l'a ramassée dans les toilettes ! C'est celle que j'avais fait tomber dans le pipi !

             Je ne me souviens pas si j'ai mangé la noix ou non, mais ce dont je me rappelle clairement, ce sont les chuchotis horrifié de toute la classe, et les huées qui ont suivi. J'en frissonne encore !

              

              


    3 commentaires
  • Crotte de chien

             Au début des années soixante-dix, mon mari de l’époque — appelons-le Alex — s’était lancé à corps perdu dans la BD. Son idole du moment était le dessinateur M., alors au faîte de sa gloire. Outre un indéniable talent qui faisait de lui l’une des vedettes du neuvième art, M. dirigeait un magazine dans lequel Alex rêvait d’être publié. Les bouclages ayant lieu chez lui, M., après moult sollicitations, avait autorisé ce débutant, frais émoulu de son Liban natal, à y assister.

             Nous étions jeunes, en ce temps-là. Amoureux — pour ne pas dire fusionnels — et peu au courant des usages en vigueur dans les milieux artistiques parisiens. Avec une candeur qui, aujourd’hui, me laisse pantoise, nous nous pointons tous deux au rendez-vous. Pas une seconde, l'idée ne nous avait effleurés que ma présence pouvait déranger !

             Tout excités, nous sonnons à la porte d’un magnifique appartement Hausmann. M. vient ouvrir, fait entrer Alex, puis prend conscience de ma présence.

             — Qu'est-ce que tu fais là ? interroge-t-il, comme s’il s’adressait à une crotte de chien, posée par inadvertance sur son paillasson.

             — Ben... je viens à la réunion.

             — Tu n'étais pas convoquée !

             Suffoquée par la douche glacée, je tente de plaisanter:

             — Oh, tu sais, Alex et moi, on est du genre chaussettes : on marche toujours par paire.

             Durant quelques instants, nous nous défions du regard, puis il  pousse un profond soupir. 

             — Puisque tu es là, entre... Mais la prochaine fois, tu resteras chez toi : c’est une séance de travail, pas une réunion Tupperware ! 

             Fallait-il que je sois gourde pour ne pas lui en retourner une ! Au lieu de ça, j'ai fait profil bas, et j'ai passé le restant de l'après-midi à ravaler mon humiliation. À tel point que vingt ans plus tard, cet épisode s'est retrouvé dans mon livre Du moment que ce n’est pas sexuel, dont il est l'une des scènes-clé. Dès sa parution, je me suis fait un plaisir de l'envoyer à M., perdu de vue depuis de nombreusees années, avec cette dédicace : Devine qui m'a servi de modèle pour le personnage de Boris ? Il ne m'a jamais répondu. 


    5 commentaires
  •        J'inaugure aujourd'hui une nouvelle rubrique. Les petites histoires que je vais vous raconter, au fil des jours, sont autobiographiques. Du vécu pur jus, comme on dit. Des souvenirs rédigés à la "va comme j'te pousse", mais pas n’importe lesquels : les événements en apparence anodins qui, lorsqu’ils ont eu lieu, m’ont tellement fait honte que j’en rougis encore. Mes « grands moments de solitude », ce sont ces instants d’humiliation, de désarroi glacé, de ridicule-qui-tue que nous connaissons tous un jour ou l’autre, et dont notre égo garde les cicatrices. Pour vous, je les ai extirpés du fond de ma mémoire où il étaient enfouis dans un confortable oubli. Les voici en vrac, livrés sans ordre chronologique ni embellissement d’aucune sorte. Ma seule ambition est qu’ils vous amusent et suscitent, chez vous, des souvenirs du même ordre, afin qu’à votre tour vous puissiez rire de vos bévues, de vos déboires... et de vous-même ! Rire de soi, n’est-ce pas le meilleur antidote aux mille et une vacheries de l’existence ?  

    Alors, rendez-vous très vite pour notre premier "grand moment de solitude" ? 


    4 commentaires