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                                                 Bretagne

     

     La petite fille sans tête

     

                          Entendez-vous, dans la plaine

                         Ce bruit venant jusqu'à nous ?

                         On dirait un bruit de chaînes

                         Se traînant sur les cailloux.

                         C'est le grand Lustucru qui passe

                         Qui passe et repassera

                         Emportant dans sa besace

                         Tous les petits gars qui ne dorment pas. *

     

             Que d'enfants ont tremblé, le soir, à la veillée, en écoutant ce refrain ! Lorsque la lune éclaire de ses rayons blafards les rochers que creuse la mer, ressac après ressac... Lorsque la campagne déserte se peuple de chimères : esprits, fantômes, ogres, korrigans... Lorsque, dans les chaumières bien closes, les lueurs mouvantes du foyer dansent sur les visages, et que la voix des vieilles chevrote dans la nuit...

             Que d'enfants ont senti, entre leurs omoplates, passer le frisson glacé de la peur !

              Blottis l'un contre l'autre dans le grand lit bateau, Yorrick et Jeannette cherchaient en vain le sommeil. Depuis longtemps, déjà, la maison s'était tue. Leur mère et leur grand-mère avaient gagné les chambres où elles couchaient seules, étant veuves de marins. Un silence angoissant remplaçait les rumeurs domestiques parvenant d'ordinaire de la cuisine.

             Minuit sonna à l'horloge du clocher.

             « Yorrick, tu dors ? murmura doucement Jeannette.

    — Non, et toi ?

    — Moi non plus... N'entends-tu pas ce gémissement étrange ? »

              Yorrick tendit l'oreille.   

             « N'aie crainte, ce n'est que le vent qui mugit dans les branches. »

              Apaisée, Jeannette ferma les yeux, mais les rouvrit tout aussitôt, car un hurlement affreux s'élevait dans le lointain.

              « Et ça, qu'est-ce que c'est ?

    — Un chien errant, ne t'inquiète pas... »

             Soudain, un pas pesant martela le sol, autour de la maison.

              « Et ça, qu'est-ce que c'est ?

    — Juste un voyageurs égaré, rassure-toi... »

              Trois coups sourds ébranlèrent la porte. Jeannette se mit à grelotter.

             « Et ça, qu'est-ce que c'est ?

    — Sans doute le voyageur qui demande asile... »

              L'assurance de Yorrick n'était qu'apparente. Il se serra contre sa sœur, et les deux enfants guettèrent la suite en retenant leur souffle. Un frôlement dans la pièce voisine leur apprit que leur mère s'était levée, puis ils l'entendirent crier par la fenêtre :

             « Qui est là, et que voulez-vous ? »

             Une voix grave monta des profondeurs de l'ombre.

              « Je suis le grand Lustucru. Y a-t-il dans cette demeure des enfants éveillés, malgré l'heure tardive ?

    — Point du tout ! Passez votre chemin, méchant homme, vous n'avez rien à faire ici ! »

             Mais Lustucru était d'un naturel méfiant.

             « Je veux m'en assurer moi-même ! Ouvrez ou je défonce la porte ! »

             Force fut à la veuve de le laisser entrer.

              Lorsqu'il pénétra dans la chambre des enfants, ceux-ci feignaient de dormir profondément. Il se pencha sur eux et les observa avec attention. Or, si Yorrick, malgré sa terreur, maîtrisait sa respiration, lui donnant l'apparence paisible du sommeil, sa sœur, en revanche, tremblait comme une feuille. Ce détail n'échappa pas à l'œil perçant de Lustucru.

              « Cette petite fille ne dort pas, elle fait semblant ! » décréta-t-il, avec un ricanement funeste.

             La veuve se signa.

             « Jésus, Marie, Joseph, ce n'est pas Dieu possible ! Que va-t-il donc lui arriver ?

    — J'emporterai sa tête dans mon grand sac.

    — Et qu'en ferez-vous ?

    — J'en garnirai les statues des églises, que la Révolution a décapitées. »

             À ces mots, Jeannette, épouvantée, poussa des cris stridents en se cramponnant à son frère. Yorrick lui fit un rampart de son corps, la mère également. La grand-mère, accourue au bruit, se traîna à genoux pour qu'on épargne sa « p'tiote », offrant son propre cou à la lame du couteau. Peine perdue : en dépit de leurs larmes et de leurs supplications, Lustucru arracha la tête de la petite fille, la mit dans son grand sac, et s'en alla dans la nuit noire.

             À peine eut-il disparu que Yorrick sauta du lit et, sur le cadavre mutilé de sa sœur, fit ce serment solennel : 

             « Par le Christ en croix et tous les saints du paradis, je retrouverai la tête de Jeannette ! Et, dussé-je y passer le restant de mes jours, je la ramènerai ! » 

             Dès l'aube, il dit adieu à sa famille, prit son baluchon, un quignon de pain sec, une bouteille de cidre, et se mit en route.

             Ses pas le menèrent à l'église du village. Mais il eut beau examiner toutes les statues décorant le maître-autel — et en particulier celles des angelots qui sont, dit-on, les âmes des enfants morts en bas-âge —, aucune ne ressemblait à Jeannette. En revanche, il lui sembla bien reconnaître, en la personne d'un petit Saint-Jean Baptiste, Erwan, le fils du forgeron, décédé quelques mois plus tôt d'une maladie inconnue. Et les Saints Innocents, à genoux dans leur niche, lui rappelèrent étrangement Corentin et Loïk, les jumeaux de la ferme voisine, mystérieusement disparus un an auparavant.

       Encouragé par ces découvertes, Yorrick poursuivit son chemin,  écumant toutes les églises, chapelle, sanctuaires et cathédrales, des Côtes d'Armor jusqu'au Finistère. Mais en vain. La tête de Jeannette demeurait introuvable.

              Le découragement le gagnait lorsqu'il parvint dans la ville de Quimper.

             C'était jour de procession. Une atmosphère de liesse régnait dans les rues. Des bannières étaient accrochées aux fenêtres, et sur le passage du cortège, les fidèles jetaient des pétales de roses.

              « Que se passe-t-il ? s'enquit Yorrick.

    — On fête la petite sainte qui pleure », lui fut-il répondu.

             Porté par quatre homme, un dais de brocart et d'or fendait la foule. A cette vue, le cœur de Yorrick se mit à battre. Car sous ce dais...

              Sous ce dais, une statue grossièrement sculptée était assise. Elle portait une colombe dans la main droite, un sceptre dans la main gauche. De longs cheveux sombres couvraient ses épaules, et ses joues étaient baignées de larmes.

              Or — bien que son périple durât maintenant depuis plusieurs années, et qu'entre-temps, la fillette eût grandi — Yorrick reconnut, dans ce visage éploré, les traits chéris de sa sœur. 

             « Jeannette, c'est toi ? » s'écria-t-il, en proie à une vive émotion.

             Les larmes de la statues redoublèrent.

             « Hélas, mon frère bien-aimé, je suis prisonnière à jamais de ce corps  de bois.

    — Sèche tes yeux, car je vais te ramener chez nous, où notre mère et notre grand-mère t'attendent. »

              La statue poussa un profond soupir. 

             « C'est trop tard, hélas. Je n'appartiens plus au monde des vivants. Mais va, mon cher Yorrick. Rentre au pays, enterre mon corps décapité, et sur ma tombe, grave cet épitaphe :

     

                    « Dormez, cœurs purs, dormez, du soir jusqu'au levant

                                    Dormez, dormez sans trève

                                      Car seuls les jolis rêves

                       Des tourments de la nuit préservent les enfants ».

     

             Ainsi fut fait. Depuis ce jour, dit-on, les enfants de Cornouaille se couchent docilement dès que paraît la lune. Mais si, d'aventure, l'un d'eux se réveillait aux abords de minuit, il entendrait s'élever d'horribles gémissements, dans la campagne obscure. Qu'il referme  alors bien vite les yeux, car...

       

              … C'est le grand Lustucru qui pleure

              Qui pleure et bientôt rira

              Emportant dans sa demeure

              Tous les petits gars qui ne dorment pas.

               Et lon lon la, et lon lon la,

               Et lon lon la lire la lon la

               La lon la. *

     

    * Théodore Botrel, surnommé « Le barde breton ». La ballade du grand Lustucru.

     

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  • Commentaires

    1
    Mardi 30 Décembre 2014 à 01:06
    Tororo

    Jésus, Marie, Joseph! Je n'ose même pas imaginer ce qu'on fait aux petits enfants qui ne veulent pas manger sagement leurs vermicelles.

    2
    Mardi 30 Décembre 2014 à 01:43

    En l'occurrence, il s'agit plutôt de la petite tête sans fille.

    Je ne savais pas que Lustucru faisait du pâté de tête. Le grand Panzani, lui, s'occupe plutôt des pattes.

    Brr. Les histoires de Gudule sont plutôt terrifiantes. Perso, quand j'étais enfant, je n'ai échappé à ce Lustucru que parce que je suis une grosse feignasse, et que je pionçais bien avant l'heure fatidique.

     

    3
    Mardi 30 Décembre 2014 à 11:49

    Castor ! Copain de fainéassattitude !

    4
    Lundi 5 Janvier 2015 à 10:08

    Yunette ! Toi aussi t'en as réchappé !

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    5
    Lundi 5 Janvier 2015 à 10:27

    Ouiiii ! (mais c'était pas celui là, de commentaire ! :p )

    ça a du bon, la flemme !

    6
    Mardi 25 Août 2015 à 11:36

    Ouh là, là... Mais elle est terrible cette histoire !

    Heureusement que le grand Lustucru n'est pas allé se promener en région parisienne, parce des soirs de veille, j'en ai connu un peu étant gamine !

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